[Cet article a été initialement publié dans Libération, datée du 16 juillet 2010]
Dorénavant, les électeurs découvrent les projets politiques à la manière des yaourts bons pour la santé, pour lesquels des campagnes de pub se chargent préalablement de convaincre de leur nécessité. Chercheuse en sociologie politique, Virginie Martin se demande d’ailleurs si, à la présidentielle de 2007, Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal «n’ont pas tout mis en œuvre pour devenir des marques. Avec, à leur côté, des professionnels du marketing et non de la politique : le Boston Consulting Group pour Nicolas Sarkozy et Nathalie Rastoin d’Ogilvy pour Ségolène Royal».
Dans la grande distribution, «les produits des années 2000 ne sont plus vendus uniquement pour ce qu’ils sont (en référence aux années logo), mais parce qu’ils nous touchent», parce que leur communication stimule «des émotions», rappelle Virginie Martin, auteure d’une étude basée sur les discours de la présidentielle de 2007, intitulée «Des émotions au service d’une stratégie de séduction», et publiée en décembre 2009 dans la Revue française du marketing. Or, en politique, son analyse sémantique des discours de Nicolas Sarkozy et de Ségolène Royal montre un fonctionnement comparable. Et selon un canevas émotionnel en trois étapes, commun aux deux candidats.
Arithmétique
Dans leurs discours, d’abord «ils tentent de se dévoiler, de créer une intimité et de faire des confidences à leur auditoire pour paraître dans une relation de familiarité», observe Virginie Martin. Puis, ils «utilisent le pathos pour s’adresser à la sensibilité de l’auditoire et jouer sur le registre des passions et des sentiments». Ils «communiquent ainsi deux types d’émotion à la foule : la dénonciation et l’empathie». Enfin, la troisième étape «consiste à prouver que s’ils sont élus, ils pourront venir au secours [des électeurs], qu’ils les sauveront et que les injustices dénoncées avant n’existeront plus». Et ça marche, d’un point de vue arithmétique. Au premier tour de la présidentielle de 2007, l’abstention a reculé à un niveau comparable à celui de 1974 (aux environs de 16%, contre 28% en 2002).
Au regard de cette performance, ces dynamiques s’installent hors échéances électorales. Elles profitent à ce titre de la primeur accordée au «journalisme compassionnel» par les médias de masse - lesquels finalement, pour assurer la fidélité de leur audience, recourent au même marketing de l’émotion que les leaders politiques. Mais aussi d’une confusion grandissante «entre information et communication», pointée par Jacques Gertslé, professeur de communication politique à l’université Paris-I. Entre le citoyen et le politique, le phénomène jette les bases d’une relation fondée, durablement, sur le storytelling. «L’enjeu pour les politiques est de mieux cibler les publics, et donc les électeurs, en quelque sorte de cliver les citoyens sans le dire, c’est-à-dire de s’adresser à chaque citoyen, à chaque audience, en lui faisant entendre ce qu’elle veut entendre», confie Cynthia Fleury, philosophe de formation, auteure d’un essai remarqué sur la Fin du courage (Fayard).
Mise en scène
Cas pratique, selon Denis Pingaud, vice-président de l’institut de sondages Opinionway : la réforme des retraites. «L’opinion est d’abord préparée à l’idée même de la nécessité de changer de système - multiples rapports à l’appui. Puis le pouvoir soigne la mise en scène de la concertation avec les partenaires sociaux. Effet d’annonce après effet d’annonce. L’objectif, c’est que le sujet ne provoque plus de mobilisation au moment où le Parlement délibère sur la réforme elle-même.» Comme si l’époque invitait les pouvoirs politiques à bâtir des flux d’informations construits sur des fictions. Comme si des consultants avaient dévoyé les enseignements de l’anthropologue américain George Marcus, qui, dès 2002, dans le Citoyen sentimental, décrivait les possibilités d’utiliser les affects en politique pour de bonnes causes.
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