La garde des Sceaux Christiane Taubira n'aura pas longtemps hésité quant aux suites à donner à l'arrêté du 11 avril 2012 - publié au Journal Officiel du 8 mai 2012, deux jours après la présidentielle - officialisant une base de données permettant de gérer les interventions du cabinet ministériel dans les dossiers d'instruction. Ce texte sera modifié, nous assure le ministère.
Installée sur les ordinateurs de la Direction des affaires criminelles et des grâces, au sein du ministère de la Justice, cette base de données permet aux membres du cabinet d'intervenir dans des enquêtes judiciaires sur la base de critères individuels - donc à partir du nom des victimes ou des personnes mises en cause, qu'il s'agisse d'adversaires ou d'alliés politiques - comme notre article du 21 septembre dernier ("La Justice ne se signalera plus") le montrait.
Cette base de données, répondant à l'appellation très rassurante de Bureau d'ordre de l'action publique et des victimes, contredit de manière manifeste la circulaire de Christiane Taubira qui fixe un objectif de neutralité et d'impartialité. Un paradoxe qui n'échappe pas à son cabinet. Pierre Rancé, porte-parole de la Garde des Sceaux nous a confié :
Le ministère estime qu'il faut modifier cet arrêté consacré à cette base de données, et revoir précisément la nature des informations qui y sont stockées, car en l'état cet arrêté, signé quelques semaines avant les échéances électorales, contredit la circulaire ministérielle du 19 septembre notamment sur la question des instructions individuelles.
L'arrêté rendu public le 8 mai 2012, signé par l'ancien ministre Michel Mercier, conférait une légitimité réglementaire à un système qui existait depuis 1994 - et dont les fonctionnalités ont réjoui la plupart de ses prédécesseurs. Dans le jargon du ministère, les magistrats l'appellent la "Base des données des affaires signalées".
D'un point de vue très théorique, les "affaires signalées" représentent des délits, des crimes ou plus généralement des procédures, dont les caractéristiques soulèvent des problèmes de droit ou mettent en évidence la nécessité de modifier la politique pénale.
À titre d'exemple, des sources proches de magistrats évoquent la récente tuerie de Chevaline, devenue une "affaire signalée" en raison des difficultés particulières de l'enquête.
Le mois dernier, 18 notes de synthèse et rapports divers ont été échangés avec les procureurs intervenant sur ce dossier, afin de contourner ces difficultés et d'en tenir compte pour qu'elles ne se présentent pas à l'avenir, dans d'autres affaires du même type.
Cependant, telle que la base de données fonctionne actuellement, elle permet aussi de lancer des requêtes sur des noms de personnes ou de sociétés citées dans les dizaines de procédures signalées chaque année. Afin notamment d'influencer des procureurs généraux pour que le glaive de la justice s'alourdisse ou s'allège, selon les individus. Une pratique condamnée à plusieurs reprises par le Syndicat de la magistrature.
Dans sa circulaire qui fixe le cadre de sa politique pour les prochains mois, la ministre de la Justice entend rompre avec de telles habitudes, comme elle l'écrit :
Afin de mettre fin à toute suspicion d'intervention inappropriée du ministre de la Justice ou d'un autre membre de l'exécutif dans l'exercice de l'action publique, je n'ai pas adressé d'instructions individuelles aux magistrats du parquet depuis ma prise de fonction (...) Il appartient en effet au garde des Sceaux, ministre de la Justice, de définir la politique pénale au travers d'instructions générales et impersonnelles et aux magistrats du parquet d'exercer l'action publique. L'impartialité du parquet lui sera rendue par cette politique.
Intention louable. Qui pourrait connaître un heureux développement avec la modification de l'arrêté du 11 avril, et, surtout, avec une plus grande indépendance (d'esprit) des procureurs à l'égard des fonctionnaires de la Direction des affaires criminelles et des grâces.
Cet article a été initialement publié ici, sur owni.fr, le 1er octobre 2012.