Cet article a été initialement publié sur owni.fr le 30 mai 2011.
Le scandale s’était ankylosé. Devenu une machinerie rouillée. Les transgressions s’embourgeoisaient. Mêmes les scandales s’écrivaient en statistiques. Rassurantes. Confort d’un lendemain envisagé. Avant qu’une (ré)volution rebatte les cartes, casse les codes, offre de nouveaux marqueurs. Et installe une séquence où les probables dégringolent. Ringardisés.
De la catastrophe nucléaire de Fukushima à l’arrestation de Dominique Strauss-Kahn, la morphologie du scandale a mué. Et présente une physionomie transformée. Depuis les fondations de l’école des Cultural Studies, à Chicago dans les années 70, sociologues et anthropologues se sont efforcés de comprendre ces événements. De donner du sens au tintamarre. En publiant en octobre 2000 « Political scandal ; power and visibility in the media age », le chercheur John Thompson, de l’université de Cambridge, a parmi les premiers tenté de définir le nombre d’or du scandale. D’en tracer les principes architecturaux. Le scandale se nourrit de transgression et de communication. Quel que soit son domaine, sexuel ou financier. Mais, nuance Thompson:
Comment expliquer le rôle prédominant du scandale politique durant les décennies récentes ? Une manière de répondre à cette question serait de dire que la prédominance croissante du scandale politique est symptomatique d’un déclin des normes morales des dirigeants politiques, à la fois en ce qui concerne leur comportement personnel et leur honnêteté générale dans la conduite des affaires. Ainsi pourrait-on par exemple arguer que les scandales sexuels, dispositifs fort répandus dans la vie politique britannique dans les années quatre-vingt et le début des années quatre-vingt-dix, de même ceux qui ont entaché la présidence de Bill Clinton, reflétaient un déclin général des normes morales (…) Cependant, alors que ces explications peuvent sembler plausibles, peu de preuves viennent les appuyer. En effet, il n’est pas du tout sûr que, d’une façon générale, les normes morales des élites politiques soient aujourd’hui inférieures aux normes auxquelles adhéraient les mêmes dirigeants politiques par le passé. Les affaires extraconjugales de Kennedy en sont à elles seules l’exemple le plus manifeste : très peu de présidents américains précédents semblent avoir eu des liaisons qui, à l’époque, restèrent des secrets bien gardés. Il semble plus probable de concevoir que la prédominance croissante du scandale politique ait moins à voir avec un déclin général des normes morales chez les dirigeants politiques qu’avec une transformation des manières et des modalités par lesquelles les activités des dirigeants politiques sont rendues visibles dans le domaine public.
Thompson, qui consacre un long chapitre à la sociologie des scandales sexuels, pose dans ses travaux une distinction fondamentale entre la transgression des normes morales et la transgression des règles de droit pénal. De nos jours, selon lui, seuls les scandales moraux subsistent. Référence à une fellation présidentielle par une stagiaire de la Maison Blanche, certes consentante, mais que son aîné - puissant parmi les puissants – affirma ne pas connaître intimement. Grand scandale. Mais prévisible dans un pays de culture protestante où les mœurs des hommes politiques sont l’indicateur de leur morale publique. Un peu à l’opposé de la France, pays de culture catholique, où les relations à l’argent des hommes politiques sont cette fois l’indicateur de leur morale publique. Les longues soirées de travail des dirigeants avec leurs collaboratrices dans un cas, les amitiés des trésoriers des partis politiques avec les industriels dans l’autre cas représentent une trame connue. Dans laquelle les médias ont l’habitude de raconter des feuilletons scandaleux. Où le scandale apparaît comme probable, presque normal. Ce constat est partagé par deux sociologues français, Damien de Bic et Cyril Lemieux, dans un numéro spécial de la revue Politix:
Le scandale est à concevoir comme un moment certes peu banal et particulièrement violent de la vie sociale mais néanmoins « normal ». C’est la reconnaissance de cette normalité qui incita les anthropologues fonctionnalistes à tenter de lui attribuer une fonction – de contrôle social, de hiérarchisation, de régénération du groupe. C’est elle qui doit nous inviter à saisir positivement les logiques de la dénonciation et de la provocation publiques, plutôt que d’envisager ce type d’actes comme s’il s’agissait d’anomalies comportementales ou de manifestations collectives d’irrationalité.
Illustration de cette thèse avec l’affaire Woerth. Laquelle s’apparente à une narration sur le thème des arrangements entre le trésorier d’un parti de droite et un industriel ami – étonnante mais pas surprenante – débouchant sur une remise à plat de la notion de conflits d’intérêts dans l’espace public, et entraînant un exercice de transparence pour les membres du gouvernement, désormais soumis à une déclaration d’intérêt – fut-elle imparfaite.
Anthropologues et sociologues français ont décortiqué plusieurs siècles de scandales dans l’ouvrage dirigé par Luc Boltanski et d’Élisabeth Claverie, « Affaires, scandales et grandes causes ; de Socrate à Pinochet » (Stock, 2007). Ils soulignent les vertus des scandales et insistent sur les transformations qui suivent ces périodes où l’opinion communie dans un sentiment horrifié ; car ce qui est confusément attendu se réalise.
Le propre des scandales mondiaux récents, de Fukushima à DSK, est d’avoir transformé cette trame. Offrant un cadre de scénario original. La corruption et le mépris des populations pour les dirigeants de Tepco au point de provoquer une catastrophe nucléaire sans pareil. L’accusation de crime sexuel pour le banquier en chef du monde global. Pour John Thompson, les scandales politiques à caractère sexuels relevant de la Cour d’assises remontaient à l’Angleterre du XIX° siècle, lorsque des dirigeants fréquentaient des jeunes garçons mineurs contraints à la prostitution. De nos jours, ils ne correspondent pas aux bouleversements attendus que constitue l’ordinaire du scandale. Créant l'illusion d'un monde moins probable.