[Cette enquête a été initialement publiée dans Libération datée du 6 février 2010]
En toute discrétion, les intérêts franco-algériens s’invitent au tribunal de grande instance de Lyon. L’information n’a pas été révélée jusqu’à ce jour, mais, le 16 novembre, le gouvernement algérien s’est constitué partie civile devant le juge d’instruction lyonnais Nicolas Chareyre, en qualité de victime dans la plus vaste affaire de faux-monnayage de ces dernières années en Europe. 15 milliards de «vrais faux» dinars algériens volatilisés dans les campagnes de France, soit 152 millions d’euros cash. Pour l’heure, les professionnels ne pipent mot. Ni l’avocat chargé de représenter Alger, Rémi Chaine, ni le parquet, ni les policiers et encore moins le magistrat ne commentent l’ampleur du trafic.
L’affaire débute le 30 novembre 2006. Dirk, un chauffeur routier allemand, arrive à Marseille à l’heure du petit-déjeuner. Dans son camion, 19 tonnes de papier fiduciaire chargé dans les entrepôts de Louisenthal, en Allemagne. Soit 44 rouleaux de papier blanc, commandés par la Banque d’Algérie à Louisenthal. Ce papetier bavarois spécialisé assume une fonction stratégique. De nos jours, les dispositifs de sécurité sont incorporés à l’intérieur de la patte à papier, donc avant les motifs et la valeur faciale composés par l’imprimeur. La marchandise que transporte Dirk doit servir à imprimer 15 millions d’authentiques coupures de 1 000 dinars algériens (environs 10 euros) chacune. Une poignée seulement de personnes connaît les détails de cette livraison.
A 8 heures, Dirk s’apprête à laisser son chargement sur le parking de son destinataire, Sagatrans, la société de transport maritime du groupe Bolloré qui doit l’acheminer en Algérie. Mais trois types armés à visage découvert assomment le routier, l’embarquent en voiture, s’emparent de sa cargaison. Quelques heures plus tard, tous les véhicules impliqués sont incendiés, le chauffeur relâché, hagard. Adieu les 44 rouleaux destinés à l’Algérie. Une catastrophe. Jamais pareille quantité de papier de banque n’a été dérobée en France.
Très vite, l’Office central de répression du faux-monnayage à Nanterre (Hauts-de-Seine) sonne l’alarme, Interpol se mobilise. Sur la Canebière, les flics sont priés de secouer les indics connus dans les milieux de la fausse monnaie. Résultat ? Zéro pointé, le papier reste introuvable. Et les trois braqueurs courent toujours, malgré une instruction ouverte à Marseille et actuellement entre les mains du juge Claude Choquet.
Il faudra attendre deux ans pour qu’un échantillon réapparaisse : le 28 septembre 2008, à l’aéroport de Marignane, la police saisit 51 millions de faux dinars algériens (516 000 euros), après un contrôle de routine sur les valises de deux frères tunisiens. Sami et Ridha s’apprêtaient à prendre un vol Marseille-Tunis. Le soir même, ils dorment en prison, après leur mise en examen pour faux-monnayage. Une première expertise convainc les enquêteurs que le pactole provient du papier de banque braqué en novembre 2006. A Alger, la banque centrale redoute qu’un afflux de fausse monnaie ne provoque une crise de confiance des citoyens dans le billet de 1 000 dinars, valeur refuge en Algérie où dominent les paiements en espèces.
Les semaines s’écoulent, et surprise, la scène du crime se déplace en Italie. Le 21 janvier 2009, la Guardia di Finanza perquisitionne près de Naples une imprimerie clandestine dans le cadre d’une enquête sur le clan Di Pozzuoli, une composante de la Camorra, la mafia napolitaine. C’est jour de chance : les Italiens tombent sur trois rouleaux de papier fiduciaire provenant du chargement de Louisenthal. Leurs investigations permettent de tracer des flèches sur les cartes de la Méditerranée, entre Marseille, Naples et Alger.
Des figures du banditisme et des hommes plus respectables apparaissent dans les listings des personnes placées sur écoute. Surtout, une coopération franco-italienne se développe pour surveiller les faits et gestes d’un gros bonnet, Gaetano Beneduce, le propre parrain du clan Di Pozzuoli. On écoute et on photographie le bonhomme lors de ses rencontres dans des cafés de la banlieue de Marseille. Puis, pendant le printemps et l’été 2009, les filatures se multiplient, permettant aux enquêteurs d’entrevoir des réseaux sur une large échelle.
Arrestations. A l’automne, trois ans après le vol du papier de banque, les autorités judiciaires déclenchent enfin les premières arrestations en relation directe avec le dossier. Le 28 septembre, la Guardia di Finanza passe les menottes à Beneduce. Et le 21 octobre, à Lyon, les policiers interpellent 14 personnes et perquisitionnent une imprimerie d’où sortent des sacs entiers de billets de 1 000 dinars. A l’intérieur, ils saisissent quatre rouleaux provenant du chargement de Louisenthal, entraînant l’ouverture d’une instruction judiciaire dans laquelle l’Etat algérien s’est donc constitué partie civile.
Sa banque centrale ne cache pas son inquiétude. Surtout depuis que des faux dinars identiques à ceux saisis à Naples ont été récemment découverts en circulation dans l’ouest de l’Algérie - comme nous l’a confirmé par écrit un représentant des autorités financières locales. Aujourd’hui, 37 rouleaux bivouaquent toujours entre garrigue et hangars tranquilles, entre Naples et la Provence. De quoi alimenter une grande fébrilité.
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