[Cette enquête a été initialement publiée dans Libération datée du 26 avril 2010]
Un premier contrat de vente de sous-marins négocié en 1994 avec le Pakistan, des commissions versées sur fond de campagne politique française et un attentat contre un bus qui a coûté la vie à 14 salariés (dont 11 Français) de la Direction des constructions navales (DCN) à Karachi, le 8 mai 2002…
Depuis un an, au tribunal de grande instance de Paris, les juges chargés de l’instruction de l’affaire de Karachi avaient abandonné la piste islamiste et privilégiaient l’hypothèse d’une vengeance pour des commissions non versées en relation avec le contrat d’armement signé par la DCN. Les magistrats s’intéressaient notamment aux allégations concernant le premier flux de corruption, apparemment négocié par des proches de Balladur et interrompu dès 1996. Sans toutefois pouvoir expliquer pourquoi six ans avaient passé avant que l’attentat ne se produise.
Or des éléments ignorés jusqu’à ce jour, et obtenus par Libération au Pakistan, montrent qu’un deuxième flux de corruption promis par l’industrie française de l’armement a été interrompu dans le courant de l’année 2001, soit dans les mois précédant l’attentat. Ces émoluments venaient remercier une grande variété de personnages pakistanais décisifs pour la signature du contrat des sous-marins Agosta de 1994, ainsi que deux autres marchés connexes. L’un, en 1995, avec Thomson CSF pour la fourniture des sonars. L’autre, en 1996, avec Aérospatiale pour des missiles Exocet SM-39.
Ces révélations trouvent leur origine dans une plainte déposée devant la cour d’appel de Karachi, le 29 août 2009, par un industriel pakistanais qui a orchestré le système de corruption voulu par la France. L’homme pivot, Ahmad Jamil Ansari, a engagé ces démarches pour obtenir réparation des procédures extrajudiciaires et des mesures administratives qui ont frappé les intermédiaires impliqués dans le contrat pour ces sous-marins Agosta, au début des années 2000, après l’arrivée de Pervez Musharraf à la tête du Pakistan. Le général entendait neutraliser les réseaux militaires et financiers en cheville avec ses adversaires politiques - en particulier le couple Benazir Bhutto-Ali Zardari.
Lors d’un entretien téléphonique que nous avons eu avec Ahmad Jamil Ansari, celui-ci a confirmé et détaillé les informations ressortant des archives qu’il a déposées à la cour d’appel de Karachi à l’appui de sa plainte. Il dit comment il a été recruté en 1992 par les représentants d’une officine parisienne chargée d’exporter les matériels de guerre français, la Sofma, devenue depuis la Sofema. Il avait pour mission d’acheter les bonnes grâces des décideurs de son pays pour les forcer à acquérir des sous-marins Français de la DCN plutôt que des sous-marins allemands ou suédois. Trois hommes participaient à la manœuvre, permettant de distribuer des enveloppes à l’ensemble des protagonistes clés. Outre Ahmad Jamil Ansari, il s’agit de Aamir Lodhi (un homme d’influence, frère de l’ex-ambassadrice du Pakistan à Washington) et de Zafar Iqbal, un ancien militaire de haut rang installé à l’étranger.
Leur intervention sur le marché principal, celui des sous-marins Agosta, avait un coût bien chiffré : 6,25% du montant total de cette vente signée le 21 septembre 1994 à Islamabad. Soit 338 millions de francs. À honorer en fonction de l’avancement des travaux. «Ces 6,25% devaient à mon sens couvrir l’ensemble des intervenants, du balayeur […] au Premier ministre pakistanais, en passant par tous les échelons», a estimé le coordinateur de ces opérations chez DCN, Emmanuel Aris, interrogé comme témoin par le juge antiterroriste Marc Trévidic le 23 novembre dernier. Un avis corroboré par le responsable de ces opérations chez la Sofma, Henri Guittet, entendu le 9 avril.
Les premiers ennuis sont apparus en 1997, après l’arrivée au pouvoir de Nawaz Sharif, concurrent de longue date du couple Bhutto-Zardari. Ils se sont concentrés sur Ahmad Jamil Ansari et sur l’amiral Mansur ul-Haq, chef d’état-major de la marine au moment de la signature des contrats. Le premier évoque dans sa plainte un interrogatoire musclé, dans un cadre extrajudiciaire, tandis que le second, cette année-là, est contraint de démissionner après avoir été accusé de corruption. Cependant, malgré cet épisode, l’argent de la Sofema a continué à alimenter les comptes en banque de la plupart des acteurs ayant favorisé la vente des sous-marins et des missiles.
Mais l’arrivée au pouvoir du général Musharraf, après le coup d’état du 12 octobre 1999, installe une ligue de militaires soucieux d’écarter durablement les réseaux adverses. Le National Accountability Bureau (NAB) - sorte de Cour de discipline budgétaire - est l’instrument de cette purge. Il s’attache les services d’une société de renseignement privé britannique, Broadsheet LLC, pour mener la traque. A Londres, nous avons retrouvé un consultant de cette discrète agence. Dans une correspondance écrite, il nous a expliqué comment, au mois de juin 2000, des officiels pakistanais ont fait appel à leur service pour retrouver les avoirs de 300 ressortissants, dont ceux mêlés aux ventes d’armes avec la France.
L’enquête planétaire a connu des résultats spectaculaires. L’amiral Mansur ul-Haq, qui depuis son limogeage du ministère de la Défense goûtait une vie paisible à Austin, au Texas, a été interpellé le 17 avril 2001 à la demande d’Islamabad puis extradé. Revenu dans son pays, il a reconnu avoir perçu 7,5 millions de dollars dans le cadre du contrat Agosta et du contrat des missiles SM-39, et les a remboursés. Plusieurs officiers de rangs inférieurs ont été poursuivis et condamnés. D’autres personnalités ont été moins malheureuses.
Comme Aamir Lodhi, détenteur d’un passeport américain, recherché par Interpol en octobre 2001 à la demande du Pakistan. Nous avons retrouvé la trace de cet homme, à la croisée des réseaux affairistes et militaires, et dont le numéro de téléphone renvoie vers une chambre de bonne située à Monaco. Disposant en réalité d’un domicile bien plus spacieux dans le quartier de l’avenue Foch, à Paris, il aurait bénéficié de la protection de l’administration française.
En France précisément, à la même période, une législation anticorruption inspirée par l’OCDE est appliquée depuis le 28 septembre 2000, interdisant dorénavant de payer des commissions sous n’importe quelle forme. Dans cette perspective, sur les grands contrats, les industriels français ont procédé à des versements anticipés, avant l’entrée en vigueur de la loi. Dans le bureau du magistrat antiterroriste, le responsable du département des litiges à la DCN, Guy Robin, interlocuteur de la Sofema, a confirmé ce modèle théorique.
Mais les archives d’Ahmad Jamil Ansari montrent que la Sofema a simplement cessé de payer les intermédiaires, sans suggérer de versement anticipé. Et selon des messages échangés avec Zafar Iqbal, l’un des intermédiaires pakistanais, cette interruption brutale a été accompagnée d’un échange de courriers acrimonieux dans le courant de l’année 2001.
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