[Cette enquête a été initialement publiée dans Libération datée du 3 septembre 2010]
Une partie de Canal + a rejoint le côté obscur de la force. Et ne l’a plus vraiment quitté. Selon plusieurs témoignages recueillis ces derniers jours par Libération, le groupe travaille toujours avec Gilles Kaehlin, l’ancien inspecteur des Renseignements généraux, jadis collaborateur de François de Grossouvre à l’Elysée - l’homme de l’ombre de François Mitterrand. Officiellement, après sept ans d’une collaboration avec statut de cadre supérieur, Kaehlin avait disparu des organigrammes le 3 mai 2005. Ce jour-là, Canal + avait annoncé sa démission du poste de directeur des moyens généraux, après la révélation qu’il aurait piloté un service d’enquête interne espionnant des salariés, en particulier Bruno Gaccio.
Chèques
À l’origine du scandale, le livre d’un ex-agent de la DGSE, Pierre Martinet, autrefois appointé par la chaîne pour des opérations de surveillance. En 2005, la direction feignait alors de découvrir les recrues et les méthodes de son flic maison, Gilles Kaehlin. Et se félicitait de son départ. Tout en lui remettant deux chèques pour solde de tout compte, l’un de 150 214 euros, l’autre de 512 135 euros.
Cinq ans après, Gilles Kaehlin crie au complot, jure n’avoir jamais commandité la moindre surveillance de l’auteur des Guignols et… poursuit sa collaboration avec Canal + à travers deux prestataires spécialisés dans la lutte contre le piratage des décodeurs. Deux sociétés, Serela et Thirel, installées à Valbonne, près de Sophia-Antipolis. Des structures interdépendantes qui proposent des compétences intéressant au premier chef la chaîne à péage. Contacté par Libération, Gilles Kaehlin nuance : «Je suis salarié de la société Serela qui travaille indirectement pour Canal +.»
Au siège de Canal +, la direction de la communication reconnaît l’existence d’un partenariat avec une ancienne recrue de Kaehlin, Oliver Kommerling, hacker de génie, spécialisé dans l’identification des failles sur les décodeurs. Rien de plus. Kommerling, dirigeant de Thirel, «travaille ensuite avec qui il veut» objecte-t-on, y compris donc avec la société Serela de Kaehlin. Dans un autre bureau de la chaîne, le principal intéressé par ces relations avec Serela, Joseph Guegan, directeur général adjoint en charge de la technologie, joue les étonnés. S’agace. Décidément non, ça ne lui dit rien. Pourtant, il y a un an, ce cadre dirigeant de la chaîne cryptée a été en copie de courriels échangés entre l’un de ses collaborateurs et Gilles Kaehlin, pour déterminer les relations croisées entre Canal +, Thirel et Serela.
Le 8 juin 2009, ce collaborateur éprouve le besoin de coucher ses doutes par écrit : «Depuis que je suis arrivé chez Canal +, les noms de Serela et de Thirel sont indissociablement liés lorsqu’ils sont évoqués […], ce qui fait que j’avais fini par les confondre.» Le 9 juin 2009, dans un autre courriel, Gilles Kaehlin le rassure : «Pour que les choses soient claires, je dois vous préciser que l’activité de Serela se limite à la location de machines et à la facilitation des consultants de Thirel.»
Etranger
Nous avons contacté des personnes basées dans les locaux de Valbonne, et intervenant pour l’une ou l’autre des deux sociétés. Les salariés de Serela et Thirel expliquent que les deux structures travaillent ensemble, dans le même local, mais que le nom de Thirel (titulaire du contrat avec Canal +) «n’est pas sur la boîte aux lettres» - la société ayant été enregistrée à l’étranger.
Au regard des déclarations recueillies depuis 2005 dans le cadre de l’instruction de la juge Jeanne Duyé, et conduisant au renvoi de la chaîne en correctionnelle, le maintien de relations avec Gilles Kaehlin apparaît paradoxal. Dans le bureau du magistrat, les dirigeants successifs de Canal +, Denis Olivennes, Xavier Couture et Bertrand Méheut, se sont efforcés de minimiser la connaissance qu’ils avaient des activités de Kaehlin. Et ont désapprouvé avec force ses agissements. Mais visiblement pas au point de cesser toute collaboration avec lui.
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