Ce reportage prolonge un documentaire tourné au Yémen et diffusé en décembre 2021.
Sanaa, dans le nord du Yémen, une capitale inaccessible. Ici, la péninsule arabique se termine par des sommets. Plus de 3 millions de personnes y vivent, à 2.200 mètres d'altitude, coupées du reste du monde depuis six ans, comme des millions de compatriotes des autres villes de cette chaîne de montagnes. Tous victimes d'une guerre interminable, encerclés, appauvris. Du haut de ces massifs taillés dans le basalte, on surplombe des déserts d'un côté, la mer Rouge de l'autre, à quelques brasses de la Corne de l'Afrique, où se rencontrent les routes maritimes du commerce mondial et, selon les périodes, de sombres calculs géopolitiques.
En contrebas, au pied de ce territoire, des armées régulières, des bandes criminelles, des zones de chaos. Un espace où prospère un redoutable ennemi de l'Europe, Al-Qaida dans la péninsule arabique, Aqpa. La branche yéménite de l'organisation de feu Oussama Ben Laden, responsable de l'attentat de janvier 2015 contre Charlie Hebdo. Peu après la tragédie, son chef de l'époque, Nasser Ben Ali Al-Anassi, a salué la mémoire des assassins, les frères Kouachi, dans un message de revendication sans ambiguïté. Un autre terroriste français, ami d'enfance, les a patiemment conditionnés, Peter Cherif, à la fois recruteur et membre de l'encadrement d'Aqpa, employé à des missions de propagande. Après avoir rejoint femme et enfants à Djibouti en décembre 2018, face aux rivages yéménites, il a été arrêté et extradé vers Paris. Mais auparavant, il s'est déplacé librement au Yémen. Dans la ville d'Al-Mukalla, le groupe terroriste lui versait un salaire et mettait à sa disposition un appartement de fonction. Comme si, malgré les armées des pays du Golfe déployées dans le pays, leurs moyens de surveillance et leurs relais locaux, Aqpa profitait de l'écosystème.
Maître espion
À Sanaa, près du quartier historique, dans un immeuble dont il faudra taire l'emplacement, un maître espion s'exclame, en voyant la photo du djihadiste français. "Oh, Peter Cherif, oui… Où est-il en ce moment ?" Après des mois de préparatifs, nous rencontrons Jalal Al-Rouwaishan, la cinquantaine tonique, l'œil vif, costume de facture italienne, ongles manucurés. "J'ai été basé pendant treize ans dans la ville de Marib – un des fiefs d'Al-Qaida –, je connais bien cette organisation", précise-t‑ il. De nos jours, Jalal Al-Rouwaishan coordonne les opérations contre Al-Qaida au poste de vice-Premier ministre chargé de la sécurité nationale du gouvernement d'Ansar Allah, l’État rebelle qui administre ces vastes reliefs. Une famille de politiciens, les Al-Houthi, en contrôle les principaux rouages.
En 2015, les Houthis (devenu au fil du temps le nom générique de tous les rebelles) ont chassé le président Abd Rabbo Mansour Hadi, l'homme du compromis régional, adoubé par les princes du Golfe et élu avec 99% des suffrages alors qu'il était seul candidat en lice. Un événement à l'origine de cette guerre. Depuis, une coalition militaire composée par les Émirats arabes unis et l'Arabie saoudite entend rétablir au pouvoir cet ami yéménite, Mansour Hadi donc, réduit au statut de chef d’État en exil dans les palaces de Riyad, avec ministres et état-major au complet. Jusqu'à présent, l'ONU approuve du bout des lèvres et cherche un compromis.
Les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France, eux, approvisionnent en armes Saoudiens et Émiratis. Et forment leurs soldats. Lesquels marquent le pas, échouent à déloger les régiments d'Ansar Allah, devenus experts dans le combat en montagne, à l'aide de lance-grenades, de kalachnikovs et de quelques engins, à mi-chemin entre le drone et le missile, développés grâce à des conseillers iraniens – comme le décrivent des rapports remis au Conseil de sécurité des Nations unies. Alors, au fil des ans, l'unité contre ces rebelles des hauteurs s'est fragmentée. Plus bas, des bandes armées motivées par des préoccupations financières ont morcelé les zones portuaires et les déserts.
Alliance contre nature avec Al-Qaida
Dans ce contexte, pour contenir les légions d'Ansar Allah, une alliance contre nature aurait été nouée, insiste Jalal Al-Rouwaishan ; entre la coalition saoudo-émiratie et Aqpa. Au nom d'un objectif commun, vaincre les Houthis. Pour lui, ce rapprochement ne relève pas des hypothèses mais des certitudes. "Par exemple, nous avons conquis une zone tenue par Al-Qaida dans la région d'Al-Bayda [dans le Sud-Ouest]. Après l'avoir libérée, nous avons trouvé une grande quantité de documents qui détaillent ces pactes." Notamment des cartes militaires, des laissez-passer et des comptes rendus de livraisons, montrant la duplicité de tribus se battant, sans en faire mystère, à la fois à l'intérieur de la coalition et à l'intérieur d'Al-Qaida. Sur la foi de telles pièces, l’État rebelle a adressé le 25 octobre 2020 une lettre de protestation à la présidence du Conseil de sécurité, à New York. Dans ces onze pages, les responsables d'Ansar Allah dénombrent leurs batailles contre Aqpa, énumèrent les chefs qu'ils ont éliminés au sein de cette "organisation classée comme groupe terroriste par les Nations unies", rappellent-ils non sans ironie (autrefois, la Maison-Blanche, sous Donald Trump, a pu écouter avec bienveillance les prières de l'Arabie saoudite pour que les Houthis eux-mêmes soient déclarés terroristes). Surtout, le courrier dresse une liste de douze personnalités actives au sein de la coalition et qui, selon eux, alimenteraient Al-Qaida en armes et moyens financiers.
Sur les hauteurs de Sanaa, nous pénétrons dans un édifice hors normes, colosse cubique de béton blanc en lisière d'un quartier résidentiel, "offert par des entreprises chinoises", nous murmure fièrement un fonctionnaire. Dans les couloirs, nous verrons trois jeunes femmes travailler, la chevelure couverte d'un simple foulard - observation rare en quatre semaines passées à sillonner le pays. Le bâtiment abrite des services diplomatiques. Un petit salon aux murs peints en jaune nous attend. Sur un guéridon, un vase avec des fleurs en plastique. Hassan Al-Azi arrive.
Double jeu
Le vice-ministre des Affaires étrangères, pour le compte d'Ansar Allah, conduit les pourparlers avec l'étranger dans l'espoir de parvenir un jour à un accord de paix, quand les obstacles les plus épineux seront levés. La quarantaine dynamique, il s'emporte aussitôt que nous abordons le sujet : "C'est un point constant dans notre agenda politique et de négociations avec nos adversaires […]. À l'issue des combats, à plusieurs reprises, nous avons été étonnés de voir que la coalition remettait à Al-Qaida nos soldats faits prisonniers." En guise d'illustration, il désigne un homme incarnant ce double jeu : Khalid Al-Aradah.
Agé de 64 ans, barbe grisonnante, teint buriné, bedaine en avant, Khalid Al-Aradah appartient à une famille de politiciens implantée à Marib, la grande ville du Centre-Ouest, carrefour des activités pétrolières du pays et objet de violents affrontements. Un notable. Pourtant, le 24 mai 2017, le département du Trésor américain l'a officiellement inscrit sur la liste des personnes accusées de terrorisme, en qualité de membre influent d'Aqpa. Dans un communiqué, l'administration de Washington a précisé les deux casquettes de Khalid Al-Aradah, à la fois "cheikh d'une tribu et cadre officiel d'Aqpa [dont] il reçoit des paiements en cash" et à laquelle il procure "des armes et des combattants". Or, Khalid Al-Aradah a siégé au conseil politique du premier parti sunnite du Yémen, Al-Islah, véritable institution, longtemps affilié aux Frères musulmans. Mais les années de conflit et les revers subis face aux régiments houthis ont bouleversé les allégeances et brouillé les idéologies. Principe de realpolitik. Al-Islah se divise désormais en courants, dont plusieurs ont rallié le puissant voisin saoudien et parfois simultanément Al-Qaida. Aux États-Unis, le centre d'étude et de formation du Commandement des opérations spéciales a détaillé le phénomène dans un document fouillé de 154 pages daté de juin 2018 intitulé "The Enemy Is Us : How Allied and U.S. Strategy in Yemen Contributes to AQAP's Survival".
Des réunions avec Ben Salman
Ainsi, pour plusieurs témoins, Khalid Al-Aradah aurait régulièrement accompagné de hauts responsables militaires de la coalition dans leurs déplacements sur les champs de bataille. Une vidéo enregistrée en 2016 le confirme. De grassouillets chefs en treillis se haussent du col dans un décor aride. L'un d'eux commence une harangue pour une cinquantaine de soldats sur le point de partir pour le front. L'image se resserre sur quelques hommes. Le visage d'Aradah se distingue, aux côtés du ministre de la Défense de la coalition, le général Mohammed Ali Al-Maqdashi, et surtout, à quelques centimètres d'Ali Mohsen Al-Ahmar, vice-président de ce gouvernement en exil de Mansour Hadi qu'épaulent et cautionnent Saoudiens et Émiratis. C'est lui, Ali Mohsen Al-Ahmar, qui se charge du discours pour motiver les troupes, avec à l'arrière-plan un cadre d'Al-Qaida, attentif. Des rencontres peu surprenantes pour de nombreux Yéménites. Ali Mohsen Al-Ahmar, à la fois chef de guerre et politicien, traverse depuis plus de vingt ans l'histoire mouvementée des relations entre chefs politiques et chefs djihadistes. Un dirigeant aux réseaux bigarrés. Dès l'année 2000, les services français de la DGSE signalaient la proximité de cet homme avec des chefs fondamentalistes. Ces dernières années à Riyad, selon les médias nationaux, il a participé à plusieurs réunions avec Mohammed Ben Salman, l'homme fort du royaume, l'instigateur de cette guerre au Yémen.
Outre Khalid Al-Aradah, d'autres chefs locaux oeuvrent conjointement pour la coalition et Al-Qaida. L'un d'eux a longtemps exercé son pouvoir à Taiz, dans le Sud, troisième ville du Yémen, 600.000 habitants. Où, jusqu'en 2019, l'un des rares bastions de Mansour Hadi a tenu bon face aux rebelles d'Ansar Allah. Sur place, ses forces comptaient environ 2.000 hommes, au sein de la 35e brigade, alias brigade Abou Abbas, en hommage à son chef, Fari Uthman Al-Dhubhani. En 2017, cette personnalité salafiste a été ajoutée sur la liste des sponsors d'Al-Qaida. Selon une enquête de CNN, l'armée des Émirats arabes unis lui a pourtant livré des blindés achetés des années plus tôt au groupe Navistar, l'un des fournisseurs du Pentagone.
Un terroriste à Genève
Des profils comparables à celui-ci ont provoqué un certain émoi dans les chancelleries occidentales lors de leur déplacement en Europe. Tel Abdel Wahab Al-Humayqani. Ce responsable politique proche de Mansour Hadi a, lui, été inscrit en décembre 2013 sur les listes des membres d'Al-Qaida par le département américain du Trésor. En cause, son rôle dans des mouvements financiers entre l'Arabie saoudite et le Yémen au profit de l'organisation terroriste. Or, en juin 2015, alors que le pays sombrait, la coalition l'a intégré à une délégation envoyée à Genève, en compagnie du ministre des Affaires étrangères de Mansour Hadi, pour négocier en petit comité avec Ban Ki-moon, le secrétaire général de l'ONU. Trouver une issue à la crise. Un photographe de l'Agence France-Presse a immortalisé le tête‑ à-tête. Et ce grand moment des relations internationales quand, à l'issue des palabres, le plus haut diplomate en poste aux Nations unies a offert une franche poignée de main au terroriste désigné.
Dans une ferme de l'ouest de Sanaa, à l'abri des regards, un membre de la famille à la tête d'Ansar Allah nous rejoint, Mohammed Ali Al-Houthi, 42 ans, les traits tirés, l'œil vif. Assis en tailleur sur le bord d'un canapé, il écoute nos questions, sourire en coin. "Aqpa a de nos jours les mains libres, débute-t‑ il, mais ça n'a pas toujours été le cas. Autrefois, au temps du président Saleh [l'ancien régime, avant la guerre], quand on a voulu arrêter Al-Qaida, ça a fonctionné." En ce moment toutefois, continue-t‑ il, "plusieurs membres d'Aqpa occupent des places importantes [et se rendent] coupables de nombreux crimes contre le peuple yéménite". Des observations à nuancer. D'une part ce constat occulte d'autres crimes de guerre dont les troupes de la famille Houthi se rendent responsables – enrôlements d'adolescents, tortures, exécutions sommaires. D'autre part, il ignore volontairement des caractéristiques du pays.
Absence de justice
Sur place, les accointances avec Al-Qaida relèvent davantage de jeux d'alliances entre tribus sur fond de guerres de religion. Car ces provinces escarpées du nord du Yémen sont le théâtre de vieilles querelles dogmatiques. Elles opposent les wahhabites saoudiens vivant de l'autre côté de la frontière, aux zaydites – une branche de l'islam chiite dont se réclament les Houthis. Or, depuis le XVIIIe siècle, les wahhabites vouent aux gémonies les zaydites, des hérétiques et de dangereux concurrents à leurs yeux. Dans ces montagnes en effet, un régime zaydite a établi l'une des plus longues dynasties de l'histoire de l'humanité, durant un millénaire, de 898 à 1962. Pis, au-delà de ces paysages, en Iran, le clergé chiite reconnaît les zaydites depuis toujours, exaspérant les prêcheurs wahhabites de la région, qu'ils soient belliqueux ou pacifiques. Cette ligne de fracture explique la facilité avec laquelle, au gré des aléas d'un conflit sans issue, des personnalités de la coalition recourent, selon les périodes, au savoir-faire militaire d'Al-Qaida. Et cette dernière, si elle continue de vilipender les pétromonarchies du Golfe, accusées de corruption morale, elle place la lutte contre les Houthis en tête de ses priorités. Comme l'actuel émir d'Aqpa, Khalid Batarfi, l'a répété le 11 novembre 2021 dans un entretien sur son média local, Al-Malahem.
Ces subtilités s'inscrivent néanmoins dans une époque où les lois antiterroristes s'appliquent de manière extensive, parfois pour des idées d'attentats à peine formulées. Un avocat français, mandaté par des ONG et des civils yéménites, Joseph Breham, nous a accompagnés sur place au Yémen. Le 3 décembre 2021, il a déposé plainte devant le Tribunal de grande instance de Paris contre plusieurs représentants de ces États du Golfe, pour dénoncer leur complicité dans l'essor du mouvement terroriste. "On verrait mal comment les responsables militaires de la coalition pourraient échapper à des poursuites pour complicité de terrorisme [en raison] des liens entre leurs forces et Aqpa", estime Joseph Breham. Il vise les princes de Riyad et d'Abu Dhabi, Mohammed Ben Salman et Mohammed Ben Zayed, au titre de leur présence en haut de la chaîne de commandement. Selon Me Breham, sur un plan juridique, "Peter Cherif, le Français lié aux auteurs de l'attentat contre Charlie, actuellement poursuivi à Paris, a joué un rôle certain à l'intérieur d'Aqpa au Yémen". Or, comme cette organisation terroriste a elle-même bénéficié "de soutiens apportés avec l'approbation des responsables saoudiens et émiratis, ces derniers doivent également être visés par la procédure judiciaire". Les liens qu'ils ont noués ne ressemblent-ils pas à une "association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste", telle que définie par le droit français ? Comment expliquer un tel paradoxe ? L'occasion de ne pas oublier Euripide, l'absence de justice "réclame des sophismes pour remède".
Cet article est initialement paru ici, dans Le Journal du dimanche.