Cette enquête a été initialement publiée dans Libération datée du 3 janvier 2011
L’attentat de Karachi du 8 mai 2002 ayant tué onze salariés de la Direction des constructions navales (DCN) aurait été perpétré avec l’aval des services secrets pakistanais de l’ISI pour sanctionner la décision de la France de vendre des sous-marins à l’Inde, ennemi politique et militaire du Pakistan. Cette piste - déjà avancée - apparaît aujourd’hui d’autant plus plausible à la faveur des confidences inédites recueillies par Libération auprès de deux témoins de premier plan de l’époque. Il s’agit d’un officier pakistanais toujours en poste qui a autrefois collaboré avec les personnels de la DCN envoyés à Karachi, et d’un ancien haut responsable de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE).
Déclencheur
Alain Juillet a occupé les fonctions de directeur du renseignement de la DGSE d’octobre 2002 à décembre 2003, donc à une période où les services secrets français ont pu mener des enquêtes sur les causes et les circonstances de l’attentat de Karachi. Il se montre catégorique. Pour lui, "l’hypothèse d’un attentat commis sur demande de l’ISI doit être retenue". Et il pointe l’existence d’un événement déclencheur "que représente le choix de la France de vendre des sous-marins à l’Inde" alors que Paris avait pris l’engagement de ne pas armer le rival du Pakistan.
Dans le bureau du juge Marc Trévidic, le 9 avril, Henri Guittet, ancien négociateur du contrat Agosta signé en 1994 avec le Pakistan, a déclaré que cette vente de sous-marins avait été précédée d’un engagement secret dans lequel la France promettait de ne pas fournir de matériel équivalent à l’Inde. Même si Alain Juillet précise que "l’attentat de Karachi se présente comme un tableau à plusieurs entrées, avec divers problèmes singuliers", dont des litiges touchant des intermédiaires pakistanais (lire ci-contre), il assure que la décision de janvier 2002 de vendre des sous-marins Scorpène à l’Inde aurait agi comme une étincelle auprès d’une partie de l’appareil sécuritaire pakistanais.
Groupuscule
Cette piste est également confirmée, sous couvert d’anonymat, par un officier qui a autrefois côtoyé les salariés de la DCN présents au Pakistan, notamment au travers des prestations de la société Deflog. En 2002, cette entreprise, dirigée par le colonel Omar Qureshi, coordonnait à Karachi la sécurité des salariés français chargés d’assembler les sous-marins de type Agosta, vendus en 1994 au Pakistan. L’officier, avec lequel Libération a échangé plusieurs courriers, assure lui aussi que l’attentat a été commis par un groupuscule contrôlé par l’ISI pour punir la France de sa décision de vendre des sous-marins plus performants à l’Inde. Selon lui, aucune cellule islamiste n’aurait pu préparer une telle action sans l’aval de certains chefs de l’ISI.
Les tensions entre 2000 et 2001 avec des intermédiaires pakistanais auraient également attisé le ressentiment de ces responsables de l’ISI. A l’époque, les procédures pénales lancées par Islamabad contre ces mêmes intermédiaires témoignaient d’un sentiment de défiance à l’égard de la France, accusée sur place de ne pas payer les bonnes personnes. Plusieurs fois évoquées, les relations étroites de l’ISI avec les mouvements islamistes armés au moment de l’attentat n’avaient jamais été corroborées par des responsables français. Jusqu’à la veille de l’attaque du 8 mai 2002, Alain Richard occupait le poste de ministre de la Défense. C’était donc lui qui supervisait la coordination de la relation franco-pakistanaise en matière d’armement et de lutte antiterroriste.
Il confirme qu’entre 2001 et 2002, les services secrets français savaient très bien que l’ISI soutenait les mouvements islamistes armés. Cette compromission "s’est vérifiée plusieurs fois à l’époque et surtout dans les années suivantes". Dans l’entretien qu’il nous a accordé (publié en intégralité sur Liberation.fr), Alain Richard explique qu’"il était radicalement impossible pour des services étrangers de repérer des menaces précises" contre des expatriés en poste au Pakistan, car "le pouvoir pakistanais lui-même pouvait être pris au dépourvu par [des] attentats du fait de la non-fiabilité de ses propres services". Une situation délicate qui n’a pas conduit pour autant l’administration française à ordonner le rapatriement définitif des personnels de la DCN.
Multipolarité
Dans le dossier pénal du juge Marc Trévidic, quantité de notes déclassifiées de la DGSE désignent, de manière continue, le chef islamiste Amjad Farooqi comme l’ordonnateur possible de l’attentat de mai 2002. Or, cet homme, tué en septembre 2004, est présenté par d’autres sources gouvernementales comme étant une recrue et un serviteur régulier de l’ISI (Libération du 22 novembre). Cependant, Alain Richard a tendance à nuancer l’existence d’un lien de causalité entre la décision de janvier 2002 de vendre des sous-marins à l’Inde, et une éventuelle intention de frapper la France.
"L’élargissement des relations de défense avec l’Inde a été un choix politique que j’ai défendu durant toute ma période de fonction, partant du constat que notre engagement avec le Pakistan était trop exclusif et que le partenariat politique avec l’Inde était cohérent avec notre conception de la multipolarité, se souvient-il. Quand s’est ouverte la perspective d’un marché de sous-marins avec l’Inde, les assurances normales en pareil cas ont été données au partenaire pakistanais que les équipements éventuellement livrés à son voisin ne provoqueraient pas de déséquilibre militaire. Cela a été un sujet de débat avec eux mais, dans mon souvenir, aucun signe de conflit politique n’a été donné." Sans préciser si cet équilibre fragile recherché pour vendre des armes à deux pays en guerre n’a pu être rompu par les tensions apparues au lendemain des attentats du 11 septembre 2001.
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