Leur métier: acheter et vendre un maximum de données privées récoltées sur Internet. Ils connaissent votre film préféré, votre numéro de carte bancaire et votre fantasme le plus caché. Comment procèdent les data-brokers, véritables courtiers du numérique qui auraient filé des cauchemars à Philip K. Dick ? GQ a enquêté sur ces sociétés du big data qui vous envisagent toujours sous votre meilleur profil.
C’est un rectangle de verre et d’acier planté à quelques dizaines de mètres des sièges d’Areva et de Total, dans le quartier de la Défense, à Paris. Au treizième étage de la tour Europlaza s’étendent les bureaux de la filiale française du groupe Experian, "l’une des entreprises les plus innovantes au monde", selon un récent classement du magazine Forbes. Déco standard à la scandinave, bureaux gris, petites lampes rouges, paravents vitrés, personnel souriant... Benoît Enée, l’un de ses directeurs français, reçoit GQ prudemment. À peine 40 ans, chemise blanche, cheveux courts, rasé de près. "Internet, pour nous, c’est merveilleux, on peut suivre, tracer et mesurer comme jamais", se réjouit notre hôte en désignant les ordina- teurs qui nous entourent. Bienvenue chez une société de data-brokers. Aussi puissants que discrets, les data-brokers acquièrent, extraient, agrègent et raffinent des millions d’informations personnelles. Leur objectif ? Cartographier toujours plus finement nos comportements pour prédire nos intentions et habitudes de consommation. Et vendre cher, très cher, ces précieuses données collectées.
Cotée à la bourse de Londres, Experian affiche ainsi un imposant chiffre d’affaires de 4,8 milliards de dollars. Son produit phare s’appelle Mosaic. Il ferait frémir Philip K. Dick. Mosaic classe en effet la population française "en treize groupes" distincts. "95 % des foyers français sont rangés ici", assure-t-il. Baptisés de la lettre A à la lettre M, ces groupes hiérarchisent des familles et des individus en fonction de leur localisation, de leurs revenus, de leurs dépenses et de leurs comportements. Et ce sont des données bien réelles, pas d’abstraites projections statistiques. Benoît Enée prend quand même soin de préciser qu’elles "sont modélisées, et pas avérées", entendons "pas nominatives", enfin pas toujours... Cinquante-six sous-groupes affinent ensuite ce répertoire. Les A02, par exemple, désignent "des cadres expérimentés en pleine réussite". Ils sont eux-mêmes membres du groupe "élites parisiennes".
Nouvelle matière première
Les J42, quant à eux, renvoient aux "célibataires multi-métiers éco-concernés". Ils appartiennent au groupe dit des "petits ménages en ville". Pour nourrir son fichier Mosaic, Experian s’est offert les services de Mediaprism, une société du groupe La Poste qui revendique une base de données de 26 millions de ménages français. Ou encore ceux de la société Family Service (qui contrôle également le site Être enceinte, première occurrence sur Google pour les futures mamans, et véritable aspirateur à données privées), connue pour donner des coffrets dans les maternités en échange de fiches d’informations a priori anodines, mais qui permettent de passer au crible le profil de 4 millions de foyers. Même les fichiers de l’Insee, celui des cartes grises, la base France Télécom. Des starts-up disséminent aussi des cookies pour capturer des gigabits de données revendues dans ce tentaculaire carnet d’adresses. Leur valeur est très variable, voire opaque. Selon nos informations, elle peut varier de 40 centimes d’euros par carte grise (la France compte 74 millions de véhicules immatriculés, et un abonnement annuel pour une mise à jour régulière du fichier coûte 25 000 euros) à 320 euros pour une base Insee de ménages spécifiques, jusqu’à atteindre 70 000 euros pour un fichier qualifié sur les entreprises françaises.
Le potentiel de ce nouveau marché du big data est immense. Car prise séparément, la valeur de chaque donnée reste raisonnable ; mais en les agrégeant et en les recoupant, leur prix explose. La création d’une véritable matière première. Certains comparent d’ailleurs le rôle de ces courtiers en données dans l’économie numérique à l’apport des compagnies pétrolières à l’économie au XXe siècle. Une marque de baskets veut cibler les garçons de plus de 30 ans, urbains, cadres, partant plus de trois fois par an à l’étranger ? Rien de plus simple. Oui, mais ils doivent jouer aussi plus de cinq heures par semaine sur PS4 et changer de smartphone tous les 18mois ? Aucun souci ! L’un de ces big brothers 3.0 aura forcément cette catégorie en rayon sous forme de millions de profils types.
Question de confiance
Au carrefour de ce gigantesque marché des datas, on trouve de grands cabinets internationaux. Le Boston Consulting Group par exemple. Blondinet, la cinquantaine, sourire ultra-bright, lunettes à monture dorée, voix grave et gestuelle de pédagogue, Elias Baltassis est évangéliste en big data au sein du BCG : d’un côté, il coache ses clients lorsqu’ils veulent se fournir chez Experian, par exemple, pour connaître et prédire les réactions de leurs clients. De l’autre, le "directeur du département data et analyses" apprend à ses entreprises clientes à "bien" vendre aux data-brokers leurs données. Toutes leurs données : publiques, privées ou anonymisées. Le BCG compte pour clients des banques, des compagnies d’assurances, des médias, des géants de l’agroalimentaire mais aussi des administrations voire des partis politiques. En 2007, il a conseillé l’équipe de campagne de Nicolas Sarkozy pour la présidentielle.
Elias Baltassis nous reçoit à deux pas de l’Assemblée nationale, au siège du Boston Consulting Group. Dans la salle de réunion où nous nous installons, il lance en préambule : "tout est question de confiance", tandis qu’à nos côtés, une jeune femme du marketing commence à noter chaque mot échangé lors de cet entretien. Pour notre interlocuteur, la "confiance" la plus vitale est celle que "le consommateur doit éprouver à l’égard des marques". Une relation bâtie dans la discrétion grâce à des milliards de données stockées dans des data-centers, parfois à l’étranger.
Les vertigineuses évolutions techniques permettent au BCG de ne plus recourir à des simulations : derrière chaque chiffre vit désormais une vraie personne. L’avènement de l’ADSL (qui décuple les possibilités de suivre n’importe qui à la trace grâce à son adresse IP) dans les foyers, la multiplication des start- up codant les cookies qui s’installent sur vos machines, ou le boom des objets connectés : les avancées technologiques sont permanentes. "Depuis environ cinq ans, nous ne travaillons plus sur des échantillons mais sur la population entière", se réjouit Elias Baltassis.
Cet article a été initialement publié dans le magasine GQ du 25 janvier 2016.