Cet article a été initialement publié ici, sur owni.fr, le 12 janvier 2012.
Le 8 mai 2002 et dans les semaines suivantes, les services de sécurité du consulat américain de Karachi ont suivi et analysé l’attentat perpétré contre le bus de la Direction des constructions navales (DCN – désormais appelée DCNS). Au titre de leur mission de renseignement sur les actes terroristes perpétrés au Pakistan, en particulier lorsqu’ils visent des cibles des États-Unis ou de leurs alliés.
Nous avons obtenu auprès de Washington les notes qu’ils ont rédigées en relation avec l’attaque terroriste perpétrée ce jour-là contre le bus des employés français de la DCN provoquant la mort de 15 personnes et en blessant 23 autres. Ces notes ont toutes été transmises par télégramme diplomatique au siège du département d’État à Washington.
Nous les avons reçues après avoir formulé une requête auprès de l’administration américaine au titre du Freedom of information act (FOIA), une loi permettant à n’importe quel citoyen d’obtenir, personnellement, la dé-classification de documents étatiques.
Quelques heures après l'attentat
La première d’entre elles est datée du 8 mai 2002 à 12h12, soit quelques heures après l’explosion qui a ébranlé Karachi ce matin-là, en plein centre-ville, devant l’hôtel Sheraton où étaient logés des salariés de la DCN envoyés au Pakistan pour assembler des sous-marins que la France avait vendu à ce pays. Ils s’apprêtaient à rejoindre leur lieu de travail dans un bus de l’armée pakistanaise.
Ce document classé confidentiel est rédigé par le consul général américain, John Bauman, à l’attention du Secrétaire d’État, avec demande de transmission immédiate. Le responsable diplomatique y affirme notamment :
L’attaque suicide à la voiture piégée du 8 mai 2002 était sans précédent pour trois raisons. Premièrement, la force de l’explosion était plusieurs fois supérieure à la magnitude provoquée d’ordinaire par les engins utilisés par les extrémistes locaux. Deuxièmement, c’est le premier attentat suicide enregistré à Karachi (…) Troisièmement, cette attaque visait un contractant des forces armées pakistanaises ; en l’espèce des ressortissants français travaillant sur un projet de sous-marin.
Les services de sécurité du consulat américain semblent ainsi disposer d’outils de mesure pour calculer l’impact et le souffle des explosions. Selon le consul général, au regard de ces relevés, il faut remonter à 1987 pour observer un attentat d’une telle puissance survenu à Karachi.
Évènement singulier
Mais c’est la nature de la cible qui paraît surtout éveiller la curiosité du fonctionnaire américain. Jamais, en règle générale, les groupuscules islamistes ne s’attaquent à l’armée. Pour d’évidentes raisons : la plupart du temps ces groupuscules ne sont rien d’autres que des supplétifs des services pakistanais, historiquement chargés de répandre le jihad au Cachemire et en Afghanistan. Selon cette note :
Le seul attentat répertorié dans le passé contre les forces armées pakistanaises date de 1988, lorsqu’un appareil AC-130 transportant le général Zia Ul Haq [alors chef d’État du Pakistan, NDLR] s’est crashé tuant tous les passagers dont l’ambassadeur Arnie Raphel. Les investigations sur le crash n’ont pas été concluantes ; [la suite de ce paragraphe n’a pas reçu un avis favorable de déclassification, cependant, selon des chercheurs pakistanais des chefs des services secrets seraient impliqués dans cet attentat, NDLR]
Dès le premier jour, l’acte terroriste qui vise les salariés de la DCN est donc perçu par les fonctionnaires américains comme un événement criminel singulier, sans rapport avec le climat déjà violent de l’époque – nous sommes huit mois après le 11 septembre 2011. Le 17 mai 2002, le corps sans vie de Daniel Pearl, le journaliste du Wall Street Journal, est retrouvé dans les faubourgs de Karachi. Et le 13 juin 2002, quatre semaines environ après leur première note sur l’attentat contre le bus de la DCN, les fonctionnaires du consulat câblent à leur hiérarchie un ensemble de données factuelles sur tous les attentats perpétrés à Karachi depuis le début de l’année 2002.
On y découvre que de multiples attentats se sont produits depuis janvier 2002 dans cette ville portuaire, authentique base arrière pour quantité de moudjahidines. Mais, selon un indice de létalité que définissent les Américains, aucun de ces multiples attentats ne peut être rapproché de celui qui a frappé la DCN.
Paragraphes blanchis
Mais ces données évolueront dramatiquement quelques jours plus tard. Le 14 juin un attentat à la voiture piégé prend pour cible l’immeuble de ce même consulat américain de Karachi ; tuant 13 personnes et en blessant 40 autres. C’est, du strict point de vue des mesures effectuées sur ces actes terroristes, le seul attentat comparable en intensité à celui qui a touché la DCN. Un officier de sécurité du consulat américain, Rendall Bennett, semble s’intéresser à ces questions. Le courrier de l’un de ses adjoints, révélé par Libération, montre que dès le 8 mai 2002 son entourage ne croyait pas à l’hypothèse d’un attentat islamiste comme tant d’autres.
Le 1er juillet, il envoie un rapport confidentiel au département d’État sur l’ensemble de ces questions. Seulement, l’essentiel des paragraphes a été blanchi au motif que leur divulgation porterait atteinte aux intérêts (diplomatiques, vraisemblablement) des Etats-Unis.
Pédigrée complet
Le 9 juillet 2002 marque, pour les Américains, un tournant dans leur recherche pour identifier les responsables de l’attentat contre leur consulat. Les auteurs supposés ont été arrêtés, plusieurs d’entre eux semblent appartenir au groupuscule Harakat al Moujahidine.
L’équipe de Rendal Bennett câble alors un compte rendu sur des discussions qu’ils ont eues avec des cadres de la police à l’origine de leur arrestation. Ces derniers leur fournissent un pedigree complet des suspects. Dans leur note, les fonctionnaires américains détaillent le cas de Mohammed Hanif, lequel reconnaît avoir participé à des opérations de repérages pour l’attentat du 8 mai 2002.
Or, selon un procès-verbal de la DST française du 17 juillet 2002, le même Mohammed Hanif obéissait aux ordres d’un responsable des forces paramilitaires pakistanaises des Rangers, et dénommé Waseem Akhtar. Et ce sont ces mêmes unités des Rangers qui sont à l’origine de l’arrestation en un temps record – environ trois semaines – des membres du commando responsable de l’attentat contre le consulat américain, comme le rapportent les notes du département d'État que nous avons obtenues.
Dans leur ensemble, ces nouvelles pièces renforcent l'hypothèse d'une implication du groupe Harakat al Moujahidine, qui aurait pu agir sur instruction d'une partie de l'appareil sécuritaire pakistanais.