La DST citée dans une affaire de tentative de meurtre

[Cette enquête a été initialement publiée dans Libération datée du 24 octobre 2008]

Le colonel de gendarmerie Jean-Michel Méchain, spécialiste des Balkans et ancien conseiller du commandement de l’Otan au Kosovo, est attendu aujourd’hui dans le bureau du juge Baudoin Thouvenot, du tribunal de grande instance de Paris. Son audition devrait entraîner des demandes de convocations de fonctionnaires de la Direction de la surveillance du territoire (DST), soupçonnée de trafic d’armes avec la Croatie de 1991 à 1995. Un trafic organisé avec l’accord de l’Elysée.

Avant-hier, l’officier nous a confié : «Je vais là-bas pour évoquer la présence de la DST dans les Balkans.» Selon la ligne officielle toutefois, ce service dédié à la sécurité à l’intérieur des frontières françaises ne serait jamais intervenu sur le théâtre des guerres en ex-Yougoslavie.

Le colonel Méchain, reconnu pour une indépendance d’esprit qui lui a valu des relations tumultueuses avec le ministère de la Défense (Libération du 5 septembre 2007), a accepté de témoigner pour expliquer le contraire, dans une affaire touchant donc la raison d’Etat : le dossier Marin Tomulic.

A Paris, Marin Tomulic gère une petite affaire de rénovation d’appartements. A priori, c’est un paisible entrepreneur d’origine croate, de 57 ans. Mais, dans les années 90, Tomulic a navigué en eaux troubles. Rencontré à plusieurs reprises, il nous a relaté comment son père avait été autrefois un compagnon d’arme de Franjo Tudjman, premier président de la République de Croatie. Parvenu à la tête du jeune Etat, ce dernier cherchait à se constituer un réseau de fidèles. Tomulic s’est vu confier «du jour au lendemain» la gestion de relations très spéciales avec Paris, avec un statut de fonctionnaire rattaché à la présidence croate.

Equilibre.Il raconte : «J’étais chargé plus spécialement de l’armement qui arrivait par la filière française. Dans le courant de l’année 1991, des gens de la DST m’ont rendu visite […], accompagnés de marchands d’armes. Ils m’ont proposé d’établir un contact direct avec la présidence croate pour nous fournir les armes dont nous avions besoin.» Contacté par Libération, le directeur de la DST au moment des faits dément l’existence de telles manœuvres. Durant cette période, un embargo décrété par les Nations unies interdisait à quiconque de fournir des armes aux belligérants de l’ex-Yougoslavie. L’Elysée, qui montrait une bienveillance à l’égard de la Serbie, pariait cependant qu’une aide discrète à la Croatie préserverait un équilibre dans la région.

Un trafic d’armes depuis la France au profit de Zagreb a bel et bien été jugé le 21 mai 2008 à Bourges ; le courtier en armement Jacques Monsieur a été reconnu coupable d’avoir réalisé des ventes illicites de matériel de guerre vers la Croatie. Sanction : quatre ans de prison avec sursis. Durant l’enquête, sur procès-verbal, il avait affirmé que son commerce illicite «était couvert par les services de la DST». Cependant, le procureur Philippe Ker notait dans son réquisitoire de renvoi que «le juge d’instruction [avait] rejet[é] la demande d’audition des agents de la DST présentée par le conseil de Jacques Monsieur».

Factures. Cinq mois après cette condamnation, Marin Tomulic corrobore pourtant cette version : «Ses prix étaient généralement inférieurs aux prix catalogues. Il n’était qu’un exécutant. Il s’agissait d’une volonté de l’Elysée, qui se plaçait au-dessus des affaires de Jacques Monsieur. C’est la DST qui a fait appel à Monsieur.» Les courriers échangés entre Monsieur et Tomulic attestent des relations étroites entretenues par les deux hommes, au nom de l’armement de la Croatie . Une trentaine de factures pour des matériels de guerre envoyées au gouvernement croate entre septembre 1991 et février 1994, émises par la société de Jacques Monsieur, Matimco, et dont nous avons eu copie, confirment l’importance de cette «filière française». Les bons offices de Marin Tomulic avec la France ont même permis de développer des échanges avec la Sofremi, la Société française d’exportation du ministère de l’Intérieur, cette fois-ci sur une base moins sulfureuse, la livraison de matériels pour la police croate. Dans un courrier du 22 mai 1992, le patron de la Sofremi, Philippe Melchior, s’en félicite (fac-similé ci-contre).

Quinze ans après les faits, Marin Tomulic se dit menacé pour avoir révélé à deux procureurs de Zagreb les dessous de toutes ces tractations, dans le cadre d’une opération «mains propres». Le 15 septembre 2006, il a déposé une plainte pour «tentatives de meurtre», en visant nommément onze personnes. S’y croisent pêle-mêle des noms d’individus connus pour leur appartenance à des organisations criminelles en Croatie, des intermédiaires divers, mais aussi… ceux de deux agents de la DST. Ces fonctionnaires sont cités pour «complicité de tentative de meurtre, non-dénonciation de crime et menaces».

L’instruction a démarré le 5 octobre 2007, lors de la première audition de Marin Tomulic. Ce jour-là, ce dernier a enfoncé le clou : «Je suis persuadé que lors de la tentative d’assassinat de 2002, la DST a prêté son concours.» Une accusation qui n’est pas accompagnée de preuves, mais certains indices pourraient être exploités par la justice. Quant à l’éventuel mobile, pour l’avocat du plaignant, Ivan Jurasinovic, «de par son passé, Marin Tomulic a pu être perçu comme un témoin gênant».

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