[Cette enquête a été initialement publiée dans Libération, datée du 24 novembe 2008]
Dès qu’elle prend ses fonctions au printemps 2007, Michelle Alliot-Marie redoute un ennemi qui n’existe pas encore : un terrorisme venu de l’ultragauche. Ses services se sont appliqués à lui donner une réalité a posteriori, à travers l’affaire Julien Coupat. Un membre important de son cabinet confirme que «la ministre de l’Intérieur a très tôt fait l’analyse suivante : la quasi-disparition du parti communiste, les états d’âmes du parti socialiste et les faiblesses de la LCR ont ouvert un espace de contestation qui n’est plus encadré par un parti démocratique. Dans ce contexte, des mouvements peuvent développer des contestations allant bien au-delà de la rhétorique. Aussi, a-t-elle demandé à la DST de travailler sur ce nouveau phénomène.» Tout est dit. La Direction de la surveillance du territoire ne peut surveiller ces contestataires que dans le cadre étroit de ses compétences : la lutte contre les atteintes à la sécurité nationale ou la lutte contre le terrorisme. Avec pour conséquence, sur le plan judiciaire, l’ouverture de dossiers devant la quatorzième section du tribunal de grande instance de Paris (celle-là même chargée des militants de Tarnac), seule habilitée à traiter du terrorisme et des atteintes à la sûreté de l’État.
Opuscule. À cette période, tandis que MAM lance son idée, l’appareil policier n’a pas encore lu l’Insurrection qui vient, le brûlot sorti le 22 mars 2007 et dont l’écriture est attribuée à Julien Coupat. Mais le criminologue Alain Bauer, d’ordinaire écouté par Sarkozy, découvre cet opuscule présentant selon lui «des similitudes avec les premiers discours des Brigades rouges». En juillet 2007, il rencontre Frédéric Péchenard, le patron de la Direction générale de la police nationale, et lui remet «un exemplaire du livre accompagné d’un bref mémo pour l’encourager à s’intéresser au sujet», précise-t-il. Le chef de la police se montre vite convaincu et commande une première étude à ses services. Dans le courant du mois de décembre 2007, son équipe lui rend une note de synthèse sur «les réseaux d’extrême gauche en France et en Europe», confirmant le bien-fondé de la théorie ministérielle. Un mois plus tard, aux Etats-Unis, des agents de l’immigration contrôlent Julien Coupat et sa compagne à la frontière canadienne pour un défaut de papiers. Dans la voiture, les fonctionnaires trouvent de la documentation relative à des centres de recrutement de l’armée à New York, cibles récurrentes des mouvements anti-guerre en Irak, de la ligue anarchiste de New York ou des partis pacifistes. «Quand M. Coupat a été signalé dans des manifestations aux Etats-Unis contre des centres de recrutement de l’armée, cette information, transmise par le FBI, a été immédiatement prise en compte par la DST qui commençait à s’intéresser à ce type de mouvements», se souvient le haut responsable du cabinet de Michelle Alliot-Marie.
Ex-nihilo. Suite logique : le 16 avril 2008, à Paris, on confie une enquête préliminaire au service de lutte antiterroriste. Côté américain, on suspecte des anarchistes d’avoir déposé un explosif de faible puissance, le 6 mars, contre un bureau de recrutement de l’armée à New York ; mais le FBI ne paraît pas prendre au sérieux la responsabilité de Julien Coupat dans cet épisode. Les services spécialisés de l’ambassade de France à Washington que nous avons contacté ont déclaré « ne jamais avoir entendu parler d’une coopération judiciaire ou d’une commission rogatoire internationale ayant visé Coupat». Qu’importe. L’incident à la frontière canadienne a conforté la volonté d’inclure Coupat dans cette nouvelle catégorie de terroristes, créée ex-nihilo.
Pour faciliter ce genre d’évolution, MAM s’est dotée de services secrets sur mesure. Le décret du 27 juin 2008 élargit les compétences de la nouvelle Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), qui a succédé notamment à la DST. En marge des missions traditionnelles de contre-espionnage ou de lutte contre le terrorisme islamiste, le texte prévoit que la DCRI «participe également à la surveillance des individus, groupes, organisations, et à l’analyse des phénomènes de société, susceptibles, par leur caractère radical, leurs inspirations ou leurs modes d’action, de porter atteinte à la sécurité nationale». Une arme à large spectre.
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