[Cette enquête a été initialement publiée dans Libération datée du 1er juin 2010]
Depuis quinze ans, Ziad Takieddine sert d’intermédiaire pour la négociation de contrats d’armement. Mais il nie avoir participé à la vente des sous-marins au Pakistan en 1994.
Vingt-huit enfants, veuves ou parents, représentant six employés de la Direction des constructions navales (DCN) tués dans l’attentat de Karachi du 8 mai 2002, viennent de déposer plainte contre Ziad Takieddine. Dans cette procédure engagée le 26 mai, elles poursuivent l’homme d’affaire libanais pour «faux témoignage».
Lors de son audition du 15 avril par le juge Marc Trévidic, Takieddine a nié son intervention dans le contrat Agosta portant sur la vente de sous-marins au Pakistan en 1994, affirmant que son rôle se serait limité à négocier un autre contrat d’armement, signé au même moment mais avec l’Arabie Saoudite, pour la vente de frégates. Depuis, l’homme multiplie les déclarations (au Figaro, au Nouvel Obs, puis au Journal du dimanche), menaçant de poursuites quiconque contredit sa version. La plainte des familles fait référence aux procès-verbaux détaillant les rencontres entre des responsables de la DCN et Ziad Takieddine au sujet des commissions sur le contrat des sous-marins, en contradiction avec ses propos. Nous avons plusieurs fois contacté Ziad Takieddine à ce sujet, en vain. Retour sur l’itinéraire de cet homme d’affaires, qui oblige à une plongée dans les coulisses du pouvoir balladurien puis sarkozyste.
1994 La signature des contrats
Tout commence par l’arrivée à Paris d’Ali bin Mussalam, représentant du roi saoudien, venu acheter des navires de guerre au gouvernement Balladur. Simultanément, le Pakistan, protégé de la monarchie saoudienne, souhaite acquérir des sous-marins. Bin Mussalam s’adjoint les services de deux hommes d’affaires libanais familiers des réseaux politiques et économiques : Ziad Takieddine et Abdulrahmane el-Assir. Le premier se targue d’une relation avec le ministre de la Défense de l’époque, François Léotard ; le second fréquente alors le gotha, notamment le roi Juan Carlos en Espagne. Au sein du trio, Takieddine semble intervenir sur les aspects les plus discrets des contrats. Libération a sollicité sur ce point Bernard Brigouleix, ex-conseiller de Balladur : «Pour les déplacements en Arabie Saoudite, M. Takieddine nous accompagnait mais sa présence supposait un agenda parallèle. Pour le Premier ministre, il organisait des rencontres dont nous ne savions rien.» Entre septembre et novembre 1994, la France conclut les ventes avec le Pakistan et avec l’Arabie Saoudite pour 5,4 milliards et 28 milliards de francs. Au dernier moment, la DCN, qui gère le contrat des sous-marins, est sommée de verser 4% de commissions supplémentaires à une société panaméenne, Mercor Finance. Takieddine dément être l’ayant-droit de cette coquille offshore, gérée par deux avocats suisses, Hans Ulrich Ming et Catherine Ming, que nous avons contactés. Il a reconnu qu’il connaissait Me Ming, mais maintient qu’il ignore tout de Mercor et du contrat pakistanais. Des documents obtenus par Libération au Pakistan montrent toutefois que son associé, Adbulrahmane el-Assir, a bien viré 23 millions de francs aux dirigeants pakistanais entre août 1994 et septembre 1995 - signifiant ainsi que le trio agissait aussi pour le contrat des sous-marins. Tandis qu’un courrier bancaire indique que peu après le premier tour de l’élection présidentielle, les ayants droit de Mercor ont obtenu un pactole de 54 millions de francs, laissant supposer des rétrocommissions.
1998 L’enquête sur le Parti républicain
Dans les mois qui suivent l’élection de Jacques Chirac, des émissaires coupent les commissions profitant au trio installé par les balladuriens. Et espionnent des proches de François Léotard, ministre de la Défense de Balladur. Trois ans plus tard, ces opérations occultes intéressent la justice pénale, qui enquête alors sur le financement illicite du Parti républicain. La juge Laurence Vichnievsky met en examen Renaud Donnedieu de Vabres, ancien conseiller du ministre de la Défense et interlocuteur régulier de Takieddine dans le cadre des tractations sur les contrats d’armements. La magistrate lui reproche un dépôt en liquide de 5 millions de francs dont l’origine s’avère douteuse - les anciens dirigeants du PR plaideront qu’il s’agirait d’un reliquat des fonds secrets du gouvernement Balladur. Cette année-là, les langues se délient. Amr Haggag, ancien secrétaire particulier d’Ali bin Mussalam, multiplie les démarches et distille les confidences.
2002 Les accusations américaines
Selon Takieddine, si le contrat avec le Pakistan est entaché de graves irrégularités, celui avec l’Arabie Saoudite auquel il consent avoir participé aurait été conclu proprement. Une appréciation contestable au regard de l’homme clé du trio, Ali bin Mussalam. Le 4 janvier 2002, dans un courrier judiciaire émanant du département américain du Trésor, Mussalam est présenté comme un banquier mettant à profit ses réseaux pour financer des organisations islamistes en Afghanistan et au Pakistan. L’intermédiaire aurait été un rouage du scandale du trafic d’armes de l’Irangate (1986). Ses interventions sur les marchés de l’armement auraient servi à financer les causes les moins reluisantes de la monarchie saoudienne.
2003 Le retour manqué
Eclipsé depuis l’élection de Chirac, Takieddine réapparaît dans le sillage de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, en vue de la signature d’un mirifique contrat avec Riyad (la surveillance militaro-électronique de ses frontières). Un air de déjà-vu… L’Elysée interdit aussitôt à Sarkozy de se mêler du contrat. Brice Hortefeux, également à la manœuvre, fait contre mauvaise fortune bon cœur (1) : «On est dessaisis et finalement ça nous arrange. On nous aurait accusés de collecter des fonds pour la présidentielle», concédant que l’intermédiaire avait «un peu aidé sous Balladur». Ce retour impromptu - quoique rapidement interrompu - de Takieddine fait jaser derechef : il est bien l’homme lige des réseaux balladuro-sarkozystes, provoquant toujours l’urticaire des chiraquiens.
2005 Les invitations au Cap d’Antibes
Ziad Takieddine soigne toujours ses réseaux et invite du beau monde dans un joli coin du Cap d’Antibes, le Castelet Sainte Anne. Selon le contrat de location que nous avons obtenu, l’homme d’affaire a encore loué cette maison l’été dernier, 10 000 euros par mois. En 2005, Jean-François Copé, alors ministre du Budget, y a séjourné «trois ou quatre jours». Sollicité par Libération, il précise toutefois : «C’est une relation d’amitié, rien d’autre. Nous nous sommes rencontrés en 2003 et nous sommes devenus amis. Nos discussions n’ont jamais eu de caractère professionnel.» La même année, Copé était saisi par l’omniprésent Hortefeux en vue d’obtenir une déduction fiscale en faveur de commissions versées par la DCN en Arabie Saoudite… Copé refuse mais entretient manifestement le dialogue.
2010 Le grand déballage
Cerné par les dépositions des différents protagonistes, Takieddine sort du bois, multiplie les déclarations et les contre-feux. Au risque de se prendre les pieds dans le tapis. Car certains de ses ennemis d’hier, les intermédiaires chiraquiens, sont, entre-temps, devenus sarkozystes.