[Cette enquête a été initialement publiée dans Libération datée du 17 octobre 2009]
De nouveaux éléments, dévoilés par «Libération», enterrent la piste islamiste et confortent l’hypothèse d’un différend politique autour du versement de commissions occultes entre la France et le Pakistan.
Dans les affaires de terrorisme, la vérité se manifeste souvent avec la lenteur de l’érosion. Parfois brusquement interrompue. C’est un mouvement saccadé. L’attentat de Karachi du 8 mai 2002 contre un bus transportant des salariés de la Direction des constructions navales (DCN) n’échappe pas au phénomène. Avantage du processus : il diminue les hypothèses et restreint progressivement le champ de l’enquête. En témoignent les derniers progrès de l’instruction sur ce dossier, que Libération est en mesure de révéler.
D’abord sur les recherches effectuées depuis 2002 par les policiers pakistanais et privilégiant une cellule islamiste. C’est une enquête viciée, articulée autour de preuves corrompues, comme le démontre un document que nous nous sommes procuré.
Ensuite sur ce contrat d’armement au terme duquel les onze Français tués à Karachi participaient à la construction de trois sous-marins au profit de la marine pakistanaise. Un partenariat militaire débuté avec la signature du contrat le 21 septembre 1994, et achevé avec la mise à flot du troisième sous-marin, le 26 septembre 2008. Des éléments nouveaux dont nous avons pris connaissance justifient que le juge Marc Trévidic cherche à déterminer, une fois pour toutes, s’il existe un lien de causalité entre l’attentat et ce contrat. Avec son cortège de commissions occultes versées à des décideurs publics et militaires d’Islamabad, suivies d’éventuelles rétrocommissions illégales en France. Des tractations mises en évidence, pour les besoins de l’enquête criminelle, en particulier lors des auditions de deux responsables de la DCN, les 1er et 2 octobre dernier, comme Libération le dévoile aujourd’hui.
Ce qu’on savait.Longtemps, les enquêteurs pakistanais ont cru tenir leurs coupables : deux militants, Mohammad Rizwan et Asif Zaheer, accusés d’appartenir à l’internationale islamiste. Un arrêt de la Cour antiterroriste de Karachi du 30 juin 2003 les a condamnés à mort pour avoir organisé l’attentat contre le bus de la DCN. Asif Zaheer aurait fabriqué l’engin explosif et Mohammad Rizwan aurait conduit le véhicule ayant servi à l’attentat.
Ce que révèle «Libé».Libération a obtenu auprès de la Haute Cour du Sindh (province pakistanaise) les conclusions écrites par les magistrats chargés d’examiner cette affaire en appel, le 5 mai 2009. Elles sont saignantes. Rizwan et Zaheer doivent être remis en liberté, tranchent les juges au terme d’un exposé de 31 pages. De manière générale, la Haute Cour estime qu’«aucune preuve n’a été produite par l’accusation pour montrer que les deux justiciables sont à l’origine de l’explosion.» Les détails qu’ils relèvent sont féroces. «Toute la procédure se fonde sur une seule preuve, un témoignage qui est le résultat d’une construction [un vendeur de pain ambulant présenté tardivement par les policiers pakistanais et qui affirme avoir vu un jour les deux hommes se déplacer ensemble, huit mois avant l’attentat, ndlr].»
Ou encore : «Les aveux d’Asif Zaheer [accusé d’avoir conçu la bombe] n’ont pas été volontaires et ont été obtenus après plus de vingt-trois jours de détention», allusion à peine voilée aux méthodes d’interrogatoires à l’origine de sa confession. De telles dérives suffiront aux magistrats pour prononcer l’acquittement général… sans qu’ils examinent une autre incohérence matérielle du dossier d’accusation. En effet, l’explosif mentionné ne correspond pas à celui identifié par un laboratoire d’experts parisiens chargé d’analyser des débris recueillis le jour de l’attentat : c’est un explosif militaire à base de RDX qui a été utilisé, alors que les rapports pakistanais parlent de nitrate d’ammonium.
La lecture du jugement de la Haute Cour inquiète. Les policiers pakistanais semblent s’être acharnés sur deux innocents. Un sentiment confirmé par le cabinet d’avocats de Karachi chargé de les défendre et que nous avons contacté. «Mohammad Rizwan est issu d’une famille très modeste et, dès le début, il n’était pas en mesure de prendre en charge sa défense», confie-t-il. Lors de son arrestation, le 15 janvier 2003, sa fortune personnelle se limitait à une montre Casio et à 150 roupies. La décision du 5 mai 2009 a amené le juge Marc Trévidic (lire ci-contre) à une remise à plat complète du dossier. En particulier en reconstituant les aspects financiers de cette coopération franco-pakistanaise menée de 1994 à 2008.
Ce qu’on savait. A l’occasion du contrat pakistanais, 85 % des commissions occultes, destinées aux intermédiaires et décideurs, ont été versées dès la signature, fin 1994, à l’approche de la campagne présidentielle en France. C’est parfaitement dérogatoire aux usages en matière de grands contrats internationaux : l’habitude consiste à étaler les versements au fur et à mesure de la commande - en l’espèce, le troisième et dernier sous-marin n’a été livré qu’en 2008…
Le reliquat de 15% avait été gelé en 1996, sitôt les chiraquiens revenus au pouvoir, soupçonnant les balladuriens de s’être sucrés au passage. Comme en témoigne cette note interne de la DCN (Libération du 20 juin) : «Les commissions ont été bloquées sur instruction des autorités françaises, faisant état de retours illicites de tout ou partie des commissions en France.» Serait-ce l’explication de l’attentat de Karachi ?
Ce que révèle «Libé». La nouveauté, c’est cette confession de Gérard Menayas, ancien directeur financier de la DCN. A l’entendre, il y avait deux types de commissions : les unes (4% du contrat) visaient le «political level», le gouvernement pakistanais, la famille Bhutto; les autres (6%) sont destinées au «working level», les militaires pakistanais. Les premières étaient à la charge de la DCN, les secondes étaient versées par la Sofema, société d’exportation de matériel militaire et aéronautique, mi-privée, mi-publique. Si la DCN a bien suspendu les versements, la Sofema les a poursuivis jusqu’au terme du contrat. C’est ce qu’a affirmé aux enquêteurs Alex Fabregas, ancien dirigeant de la DCN devenu administrateur de la Sofema : «Les règlements ont continué selon l’avancement du contrat, jusqu’en mai 2008 […]. Il y avait un échéancier de paiement.» En théorie, les hiérarques de l’armée pakistanaise n’auraient donc pas à se plaindre même si des luttes internes pourraient avoir compliqué la situation. Un document initial de la Sofema, daté de 1994, insistait lourdement : «La finalisation du contrat de sous-marins étant proche, les accords écrits ou oraux passés avec nos amis ont besoin d’être validés, confirmés ou ajustés.»
Résumons : la DCN a versé à l’instant T 85% des commissions politiques promises, le reliquat de 15% étant gelé jusqu’en 2000, date de l’adoption en droit français de la convention anticorruption de l’OCDE (avec trois ans de retard…), qui l’enterre définitivement. Quant aux commissions destinées aux militaires, elles auraient été intégralement versées. Si l’attentat est lié à une embrouille d’argent, serait-elle plutôt pakistano-pakistanaise que franco-pakistanaise ? Pour les parties civiles qui ont perdu un proche, la différence judiciaire est de taille si la France est impliquée.
Ce qu’on savait. Aucune trace bancaire ne permet d’affirmer que les commissions occultes auraient bénéficié en retour à des décideurs français. De multiples notes internes de la DCN en font état, comme une évidence, mais sans preuve.
Ce que révèle «Libé». La récente audition de Guy Robin, responsable du «département litige» de la DCN, est un festival de non-dits : «C’est peut-être une explication mais je n’en sais rien», «c’est possible mais je n’ai pas d’information sur ce point», «je ne connais pas les us et coutumes mais ça me paraît beaucoup», «les gens parlent, ils disent des choses, ça a peut-être été évoqué» Nous voila bien avancés.
Menayas ne peut attester que de cet élément factuel : «Il est parfaitement exact que Ziad Takieddinne et Abdulrahman El Assir [les deux intermédiaires, ndlr] ont été imposés à la DCN par le pouvoir politique, le ministre de la Défense [François Léotard] ou son directeur de cabinet [Renaud Donnedieu de Vabres].»
Il n’en faut guère plus pour semer la panique dans les palais nationaux. Jean-Claude Marin, procureur très en cours (chiraquien puis sarkozyste), résume à sa hiérarchie l’embrouille à la manière d’un chanoine : «Un document non daté et non signé laisse supposer des relations ambiguës avec les autorités politiques en faisant référence au financement de la campagne électorale de M. Balladur en 1995 […]. Le contentieux a été l’occasion de menaces proférées par les dirigeants des sociétés écrans de révéler la nature des missions qui leur avaient été confiées.» Dans ses carnets, Menayas qualifie Marin de «petit frère».
Cet article a été initialement publié ici, sur le site de liberation.fr