Le tueur en série vu par la DGSE

Charles Sobhraj, alias Le Serpent : vedette des séries consacrées aux grands criminels. Un tueur de nationalité française et d’origine vietnamienne, ayant sévi en Inde dans les années 80. De fins limiers l’ont interpellé en 2003 au Népal, pour un énième assassinat dont les détails nous échappent à la lecture de son parcours, tel que le décrit L’Express, au mois d’août, ou comme le raconte France Info dans son feuilleton Histoires criminelles. Les jugements et les preuves en relation avec son incarcération à Katmandou manquent dans les différentes sagas. Mais qu'importe sa culpabilité véritable.

Bollywood

Au printemps dernier, des producteurs de Bollywood en Inde ont annoncé le lancement d’une superproduction retraçant les méfaits et surtout les évasions de Charles Sobhraj à travers le sous-continent, en particulier celle de la prison de Tihar, en 1986 – demeurée célèbre dans les annales de la police locale. La vedette du cinéma indien Saif Ali Khan tiendra le rôle du criminel présumé.

La trajectoire de Charles Gurmurkh Sobhraj, né le 6 avril 1944 à Saigon – alors colonie française – emprunte des chemins pourtant bien plus étranges, plus complexes que ceux montrés dans les multiples récits livrés par la chronique criminelle. Ainsi, divers documents des services secrets français, méconnus jusqu'à présent, lui sont consacrés. Non pas en raison de ses escroqueries ou de ses meurtres présumés.

L’intérêt qu’il suscite se situe à un niveau plus stratégique. Il s'explique par le rôle que lui prêtent les agents de la DGSE dans des transactions illicites de matériels d'armement, financées au début des années 2000 par deux  narcotrafiquants afghans. Là, dans ces pages couvertes par le secret défense, le portrait du tueur en série un peu maniaque disparaît au profit de celui d’intermédiaire en relation avec des personnalités des services secrets pakistanais de l’Inter Services Intelligence (ISI).

Un homme qui se balade à travers l’Asie centrale en se prévalant lors de certaines rencontres, semble-t-il, d’une relation de confiance avec des dignitaires Talibans. Et qui se vante de fréquenter des professionnels du cinéma français, utilisant des cartes de visites et des noms de société qui inspirent confiance. Une toute autre histoire. Une note de la DGSE que nous publions affirme ainsi :

Au cours du printemps 2001, Charles Sobhraj a repris contact avec le courtier non autorisé en armement Philippe Seghetti afin de se procurer des mini-réacteurs de type R-36 TRDD-50 de conception russe. Cette demande lui aurait été adressée par deux intermédiaires pakistanais de l’Inter Service Intelligence (ISI). Par ailleurs, Charles Sobhraj, souhaitant se procurer de la drogue en paiement des équipements livrés, le financement de cette transaction pourrait être assuré par des ressortissants afghans agissant dans le domaine des narcotiques, MM. Hâdji Abdul Bari et Hâdji Bachar.
Charles Sobhraj, qui a probablement été évincé de cette transaction, continue de soutenir les Talibans. En effet, ces derniers l'ont invité à se rendre dans la région de Peshawar (Pakistan) pour effectuer des transactions. Le laissez-passer devra être rédigé au nom de la société française Victor Productions, derrière laquelle M. Sobhraj abrite ses intérêts commerciaux.

Nous avons retrouvé la trace de Victor Productions, à Londres, au 18 Wigmore Street. La société ne paraît plus active. Elle a été enregistrée par un producteur français, François Enginger. Celui-ci apparaît notamment au générique de la saison 2 d'Engrenages, la série vedette de Canal Plus, cuvée 2008. Nous avons contacté la société Son & Lumière, une quasi institution dans les milieux du cinéma français, qui a produit les différentes saisons d'Engrenages. Ils disent ne pas connaitre François Enginger et qu'ils ne voulaient pas nous parler.

Pas plus de chance avec Philippe Seghetti. Nous n'avons obtenu aucune réponse aux sollicitations envoyées pour établir le contact. Et aucun élément matériel ne permet de corroborer les soupçons que nourrissent les services secrets à son encontre. Tout juste apprend-on que cet homme d'affaires est intervenu à plusieurs reprises sur les marchés de la sécurité en Afrique, notamment en République démocratique du Congo.

Armement

La Lettre du Continent, spécialisée sur les réseaux de la Françafrique, mentionne l'existence d'un partenariat entre Philippe Seghetti et une structure appartenant aujourd'hui à la Sofema, une entreprise spécialisée dans l'accompagnement des contrats d'armement pour le compte des industriels français de la défense.

Les mini-réacteurs de type TRDD-50 qui intéressent la DGSE dans sa note sont produits à une échelle importante en Russie, en particulier dans les ateliers de la société OJSC, basée à Omsk et spécialisée dans la fabrication de moteurs et de systèmes de propulsion pour l’aéronautique. Entre les mains de professionnels de l’armement, ces minis-réacteurs peuvent servir au développement de missiles de croisière – à l’image du missile chinois HN-2 – ou servir à construire des drones artisanaux.

La note de la DGSE, rédigée début 2002, quelques mois avant l'arrestation de Charles Sobhraj au Népal, précise que ses commanditaires pakistanais ont pris contact avec la société géorgienne Indo-Georgia International, également en mesure de produire les fameux mini-réacteurs TRDD-50.

À la même époque, cette entreprise est citée  dans d'importantes livraisons d'armes de guerre aux indépendantistes en Tchétchénie ; que soutenaient l'Arabie Saoudite, le Pakistan et les réseaux Talibans. Une constante, de nos jours encore, les séparatistes ouzbeks et tchétchènes s'entraînent et combattent en Afghanistan.

Dans ce contexte, le 13 septembre 2003, tandis qu'il était domicilié en France en toute légalité (malgré un passé judiciaire chargé), Charles Sobhraj effectue un voyage au Népal pour affaires. Avec un visa en bonne et due forme délivré par le consulat du Népal à Paris. Il n'en repartira jamais. Ce jour-là, il est interpellé par la police de Katmandou dans le cadre d'un contrôle d'identité. Et après une vingtaine de jours de détention, de manière plutôt surprenante, il est inculpé pour un assassinat crapuleux commis au mois de décembre 1975.

L'accusation repose principalement sur les photocopies de deux cartes d'enregistrement dans un hôtel réservé aux étrangers, remontant à décembre 1975 et qui désigneraient Sobhraj. Près d'un an après cette inculpation, et malgré des expertises mettant en cause la fiabilité de ces photocopies, et sans aucune autre preuve matérielle, la Court de Katmandou condamne Charles Sobhraj à la prison à vie, le 12 août 2004.

Preuves originales

Depuis, à Paris, Maître Isabelle Coutant-Peyre, avocate hors normes, familière des dossiers difficiles, assurant la défense du terroriste Carlos, prend en charge l'affaire Charles Sobhraj, en relation avec les avocats népalais. À titre bénévole, pour des questions de principe, explique t-elle. Après avoir consulté le dossier de l'accusation, elle introduit un recours devant la Commission des Droits de l'Homme des Nations unies. Qui se transforme en plainte contre l'État du Népal.

Et elle gagne. Dans un avis du 27 juillet 2010, la Commission des Droits de l'Homme des Nations unies condamne sans réserve l'État du Népal pour avoir violé des dispositions du droit interne népalais, et surtout pour avoir mené une procédure sans respecter les principes judiciaires les plus élémentaires, en particulier la nécessité de mener une instruction contradictoire, à charge et à décharge, d'accorder la possibilité à l'accusé d'écouter les griefs qui lui sont adressés dans une langue qu'il comprend, et de fonder les actes d'accusations sur des preuves originales et non sur quelques copies dont l'authenticité est contestée.

Onze ans après son arrestation, Charles Sobhraj dort toujours dans une prison népalaise. Son casier judiciaire chargé, sous d'autres juridictions, revient parfois comme un ultime argument pour tenter de cautionner sa condamnation. Le 25 octobre 2010, le chef de cabinet de l'Élysée, Guillaume Lambert a rédigé une lettre - que nous avons pu consulter - dans laquelle il exprime toute l'empathie de l'État français pour le cas Sobhraj. Sans vraiment convaincre.


Cet article a été initialement publié ici, sur owni.fr, le 5 septembre 2012.