[Cette enquête a été initialement publiée dans Libération datée du 6 novembre 2010]
Bidouillant une thèse en droit, le parquet a étendu l’irresponsabilité pénale du chef de l’Etat à ses collaborateurs, dans l’affaire des sondages de 2007.
La section financière du parquet de Paris a trafiqué des données juridiques dans le but d’empêcher une enquête contre des consultants et des fonctionnaires de l’Elysée, selon des éléments recueillis par Libération. Pour étayer sa décision, le vice-procureur Jean-Michel Aldebert a en effet déformé le contenu d’une thèse en droit, soutenue en 2005, pour permettre à une agence de communication sous contrat avec le président de la République d’échapper à une procédure judiciaire.
Le dossier concerne une demande d’enquête à propos d’un contrat d’1,5 million d’euros signé le 1er juin 2007 entre l’Elysée et Publifact, la société de sondages et de conseil en communication de Patrick Buisson, président de la chaîne Histoire (groupe TF1) et ancien directeur de la rédaction du journal d’extrême droite Minute. Un homme qui, avant même cet accord, officiait comme consultant de Nicolas Sarkozy en charge d'analyser l’opinion publique.
Constitution
Un rapport de la Cour des comptes de juillet 2009 avait démontré que leur contrat violait de manière manifeste le code des marchés publics. Cette observation avait aussitôt entraîné le dépôt d’une plainte par l’association Anticor, spécialisée dans la lutte contre la corruption. Laquelle visait les deux parties au contrat : l’Elysée et Publifact.
C’est cette procédure que les services du procureur de la République de Paris ont décidé de classer sans suite, comme l’AFP l’a révélé mardi. L’avis de trois pages, signé par le chef de la section financière du parquet de Paris, a argué sans surprise de l’article 67 de la Constitution. Qui décharge de toute responsabilité pénale le président de la République.
Mais la plainte menaçait également Emmanuelle Mignon, signataire du contrat pour l’Elysée, en tant que directrice de cabinet de Nicolas Sarkozy, et surtout la société privée Publifact. Du point de vue du droit, un arrêt de la Cour de cassation du 10 octobre 2001 a déjà précisé que les collaborateurs ou les conseillers du chef de l’Etat ne profitent nullement de son immunité. Pourtant, dans son avis de classement sans suite, Jean-Michel Aldebert affirme noir sur blanc "l’impunité des coauteurs et des complices". Pour contredire le droit fixé en 2001 par la haute juridiction, il avance une analyse juridique parue en 2006.
Elle provient d’un ouvrage de sciences criminelles, intitulé Responsabilité pénale et fonction publique, consacré notamment au statut du chef de l’Etat, et paru chez LGDJ, éditeur bien connu dans les milieux du droit. Nous avons retrouvé et contacté l’auteur du livre, José Delfont, docteur en droit et avocat au barreau de Rouen. Le livre en question, de 312 pages, reprend en réalité sa thèse soutenue, en 2005, à l’université Paris-II. Or, dans ses travaux, le juriste parvient à une analyse très différente que celle que lui attribue le parquet de Paris, pris ainsi en flagrant délit de tripatouillage.
Car si José Delfont affirme bien que l’irresponsabilité pénale du chef de l’Etat s’entend de manière extensive, et peut s’étendre aux collaborateurs, c’est lorsqu’elle touche "des actes relevant de la raison d’Etat". En revanche, pour les actes relevant de la délinquance ordinaire, en particulier en matière commerciale, le livre de José Delfont affirme, au contraire, que les collaborateurs ne peuvent pas profiter des mêmes dispositions.
Ce vilain mensonge du parquet apparaît au pire moment. Jeudi, en effet, des sommités de la Cour de cassation se sont retrouvées en séance pour discuter du statut pénal du chef de l’Etat, et donc de la portée de l’article 67 de la Constitution, imposant le principe d’irresponsabilité. Le débat était introduit par les défenseurs d’un garçon reconnu coupable d’avoir piraté des données personnelles de Nicolas Sarkozy, et sanctionné par 1 euro de dommages et intérêts et 2 500 euros de remboursement de frais de justice à verser au chef de l’Etat. Pour obtenir cette condamnation, les tribunaux ont reconnu au Président une responsabilité pénale pleine et entière ; lui permettant de se constituer partie civile en qualité de victime comme il en a pris l’habitude. On se souvient de la condamnation des distributeurs d’une poupée Vaudou le caricaturant.
Violation
Dans ses conclusions, exposées peu après l’avis de classement sans suite de la plainte contre Publifact et l’Elysée, l’avocat près de la Cour de cassation Frédéric Rocheteau s’interrogeait : "Si aucun citoyen ne peut agir contre le chef de l’Etat, on comprend mal qu’il puisse engager des poursuites contre n’importe lequel de ces citoyens". A fortiori, on comprend d’autant moins l’immunité institutionnelle accordée par le parquet à l’agence de communication de l’Elysée ayant bénéficié d’un contrat en violation du droit. Par principe, devant la cour, l’avocat a rappelé l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme. Sans séparation des pouvoirs bien déterminée, point de Constitution.
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