Les affaires d'État ne démembrent pas seulement les hommes, elles tronquent le récit de leur vie, le réduisent, pour qu'il n'en demeure qu'une ligne bonne à s'enchâsser dans la narration de l'Histoire. Tels ces quelques mots réservés à Jamal Khashoggi devenu, au soir de sa vie, un journaliste dissident muselé par le roi d'Arabie. La qualification et le titre auraient pu l'amuser. Ils provoquent une moue gênée chez ceux qui ont croisé la route singulière de cet homme au cours des trente dernières années, certes un intellectuel, mais un aventurier aussi, gardien de bien des secrets de la famille Saoud et des responsables religieux wahhabites.
Nous en convenons au téléphone avec un autre Saoudien ayant longtemps compté parmi ses proches, Nawaf Obaid, un consultant, expert des dossiers énergétiques et sécuritaires qui a ses entrées dans les services de renseignement français et britanniques. Il vit de nos jours entre Genève et Londres. Nawaf a consacré les derniers jours à réconforter des proches de Jamal, après son assassinat dans les locaux du consulat d'Arabie saoudite d'Istanbul.
Un associé
Pendant plus de quinze ans, les deux hommes ont travaillé ensemble. Pas exactement dans une entreprise de presse. Mais comme conseillers du prince Turki Al-Fayçal, diplomate en retraite et surtout ancien directeur du GID, les services secrets saoudiens, de septembre 1977 à août 2001. "Il y aurait beaucoup de choses à raconter", admet-il, mais il ne veut pas parler, ne peut pas. Par crainte? La véritable histoire de Khashoggi se confond tant avec la face cachée de la péninsule arabique. Et puis il faudrait remonter si loin dans le temps…
Jamal célèbre ses 20 ans à l'automne 1979. La saison où tout bascule. Au moins de novembre débute la prise d'otage de La Mecque, un coup de tonnerre qui résonnera longtemps. C'est l'acte de renaissance des djihadistes saoudiens autrefois à l'origine de la construction du royaume. Et, au-delà, un appel aux armes pour tous les islamistes las de voir les monarques du Golfe se comporter en vassaux de l'Occident, monnayant leur foi contre des pétrodollars. D'ailleurs, une autre voix contestataire se joint à eux, celle des Frères musulmans.
Depuis l'Égypte voisine, ces derniers s'opposent avec succès au nationalisme arabe et au modèle des sociétés laïques européennes. Un certain Ayman Al-Zawahiri, futur numéro deux d'Al-Qaida, a déjà été formé par les Frères. Imams wahhabites et étudiants saoudiens sont séduits, dont le jeune Jamal. Moins de dix ans plus tard, le rideau de fer sépare encore l'Europe en deux et on a expédié dans les montagnes afghanes cette turbulente génération venue des pays du Golfe, ivre de pureté religieuse et d'indépendance à l'égard de l'Occident. Pour l'heure, on prie ces exaltés wahhabites de vaincre l'URSS dans des paysages coupants.
Le cadet d'Oussama
Le nom de Jamal Khashoggi commence à circuler dans les palais de Riyad. Deux semaines avant le retrait des forces soviétiques, le 4 mai 1988, le numéro 430 du grand hebdomadaire saoudien Al-Majalla fête le combat victorieux des moudjahidine. Un fils de bonne famille les a guidés, apprend-on dans le magazine : Oussama Ben Laden, l'un des héritiers du Saudi Binladin Group, un géant du BTP. Des clichés flatteurs le montrent dans le camp d'Al-Masada, sa première installation en Afghanistan. Un texte de huit pages glorifie les nouveaux héros de l'islam, les montre en exemple, stimule des vocations.
L'auteur est de deux ans le cadet d'Oussama : Jamal Khashoggi, dont la prose ne déplaît pas en haut lieu. À Riyad, la dictature religieuse sur laquelle repose le pouvoir des Saoud ne conçoit pas l'existence d'une presse libre. Les journaux sont d'authentiques instruments de propagande, au service de telle ou telle branche de la monarchie, ou des religieux, et le travail de leurs employés s'apparente davantage à celui des lobbyistes.
Au cours de ces années de construction des groupes salafistes armés, Jamal Khashoggi se passionne pour leur idéologie, capable d'avoir terrassé l'Armée rouge. Il veut étudier, parfaire sa formation. Il séjourne à l'université du Koweït ; de nombreux Frères musulmans y convergent à la fin des années 1980, quelques chefs de file siègent même au Parlement du petit émirat pétrolier. Une chercheuse française travaillant aujourd'hui pour le ministère de la Défense, Fatiha Dazi-Héni, se souvient d'avoir rencontré Jamal Khashoggi dans les couloirs de la fac koweïtienne.
Élites religieuses
Il a plus de 30 ans. L'heure des choix raisonnables ? Pas encore. Entre Orient et Occident, le monde rêve d'autres aventures, désormais les combats contre l'ennemi soviétique se conjuguent au passé. Il y a tant à faire. Certes Oussama Ben Laden et ses légions perdent des soutiens, mais pas dans le Golfe. Des élites religieuses et économiques continuent à voir en eux la personnification d'un avenir radieux pour la région. Ils ne renoncent pas à leur objectif premier, étendre un califat où s'incarnerait cette fusion entre wahhabites et Frères musulmans. Ils veulent s'adresser à la planète, affirmer leur point de vue, convaincus d'avoir une place à prendre.
À Khartoum, au Soudan, où il a été accueilli, Oussama Ben Laden accorde un rare entretien à un média européen pour annoncer de nouvelles expéditions militaires. Le reporter britannique Robert Fisk réalise le scoop. Plus tard, dans un livre intitulé La Grande Guerre pour la civilisation (La Découverte, 2007), il décrira l'arrière-plan, les images hors champ de ce rendez-vous avec le fondateur d'Al-Qaida.
Notre homme y figure en bonne place : "Khashoggi lui donna l'accolade, écrit-il. Ben Laden l'embrassa sur les deux joues, comme le font les bons musulmans. Tous deux avaient affronté les mêmes dangers côte à côte en Afghanistan. Ben Laden devait se dire que Jamal Khashoggi avait sans doute une bonne raison d'avoir amené ici cet étranger. Tout en écoutant son ami, Ben Laden me regardait, hochant la tête à l'occasion. Robert, je voudrais te présenter le cheikh Oussama, me lança Khashoggi d'une voix tonitruante pour couvrir les chants des enfants."
Des liens discrets
Auprès de ses proches, en Europe ou aux États-Unis, Jamal Khashoggi ne cachait pas cette amitié d'autrefois avec Ben Laden. Ni ses désaccords avec lui, apparus à Khartoum, un peu plus tard, à partir de 1994. À cette période, Oussama Ben Laden fédère les islamistes de tous les pays et discute avec l'un des terroristes les plus recherchés par les États-Unis, Imad Moughnieh, également de passage au Soudan. Pour financer ses ambitions, il confie son intention d'utiliser un établissement soudanais dans lequel il a investi avec d'autres Saoudiens, la banque Al-Shamal, comme des employés sur place nous le raconteront. Il critique durement la famille Saoud et jure de s'en prendre aux Américains. Les autorités de Riyad prononcent la déchéance de sa nationalité et sa famille le désavoue, officiellement.
Mais des liens discrets demeurent, que Khashoggi n'ignore pas. Peu après les attentats d'août 1998 contre les ambassades américaines de Nairobi et Dar es-Salaam (224 morts), les cellules de la CIA déployées en Arabie saoudite sont priées de tout connaître du chef d'Al-Qaida, comme l'indiquent diverses notes à ce sujet dévoilées par WikiLeaks.
L'une d'elles, classée secrète et rédigée le 13 octobre 1998, synthétise les découvertes des fonctionnaires américains, et mentionne leurs sources… Revoici Jamal Khashoggi. Ce dernier est cité en qualité de spécialiste des mouvements islamistes salarié du journal Al-Hayat. Il explique à ses interlocuteurs américains pourquoi de nombreux Saoudiens, principalement issus des classes moyennes, se sentent en accord avec les revendications de Ben Laden, en particulier au sujet du démantèlement des bases militaires du Pentagone en Arabie saoudite. À le lire, Al-Qaida et ses sponsors n'abandonneront pas de sitôt.
Le temps des calculs
"Ses relations avec Turki Al-Fayçal se développent au cours de ces années, après une rencontre vers la fin de 1995", selon un ancien collaborateur du prince. Le chef des services secrets saoudiens, fils du défunt roi Fayçal, a la délicate mission d'administrer les contradictions propres à l'histoire de son pays. Depuis toujours, Riyad épaule la grande nation musulmane d'Asie centrale, le Pakistan, par l'entremise notamment d'un étroit partenariat militaire. La famille royale a toujours assuré Islamabad de son soutien pour instaurer un régime islamiste stable en Afghanistan, au nord de ses frontières. Une affaire de profondeur stratégique. Des calculs de militaires.
Dans ce cadre-là, les velléités d'Oussama Ben Laden, revenu dans la zone aux côtés des talibans, présentent quelque intérêt – au moins jusqu'aux attentats d'août 1998. Mais il faudrait le contrôler, éventuellement le neutraliser le moment venu. Au cours de ces années troubles, Turki Al-Fayçal communique avec le chef d'Al-Qaida, envoie des messages, tente de le raisonner, comme le décrivent des notes de la DGSE que nous avons pu consulter. L'inévitable Jamal Khashoggi participe à certaines de ces liaisons. Outre son entregent auprès d'Al-Qaida, il appartient à une famille de roturiers jugée fidèle à la monarchie ; on évoque son oncle, Adnan Khashoggi, artisan des contrats d'armement de Riyad et de quelques marchés opaques, ou son grand-père, médecin personnel du roi Abd al-Aziz, le bâtisseur du royaume. Un lignage approprié à de telles tractations. Qui n'aboutiront pas.
L'urgence après le 11 septembre
Dans les jours précédant le 11 septembre 2001, Turki Al-Fayçal quitte brutalement ses fonctions, alors que dans les capitales arabes affleure depuis le milieu de l'été la crainte d'une attaque majeure contre les États-Unis. Des bouleversements se préparent. Le jour de l'attentat contre le World Trade Center et le Pentagone, le monde découvre que la majorité des terroristes ont grandi en Arabie saoudite. Des procédures judiciaires américaines révéleront que plusieurs étaient connus des services de sécurité saoudiens. Des accusations à peine voilées fusent.
La famille royale est sommée de s'expliquer – sans résultat. Pour les dirigeants, l'urgence consiste à apaiser les tensions à l'intérieur du royaume, où évoluent des réseaux de sympathisants d'Al-Qaida. Tandis qu'à l'extérieur, il s'agit de faire oublier les ambiguïtés de naguère. Turki Al-Fayçal, encore lui, le plus instruit des princes de sa génération, prend les rênes d'une fondation chargée d'ouvrir progressivement les portes du pays, pour donner à comprendre sa complexité et ses paradoxes.
Forcément, il recrute pour adjoint un esprit libre, éduqué, fidèle au clan Fayçal, connaissant intimement les contradictions saoudiennes, capable de les mettre à distance pour l'aider à porter un discours réformateur, respectueux des institutions. Ce sera Jamal Khashoggi. Gilles Kepel n'a pas oublié. Aujourd'hui directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l'École normale supérieure, il fait sa connaissance dans cette atmosphère. C'était entre 2002 et 2003, à Riyad. "Par l'intermédiaire de prince Turki, j'étais venu le voir pour discuter de l'ouverture de son pays à des chercheurs français en sciences sociales. Jamal Khashoggi était son assistant, une sorte de conseiller. Très vite, il nous est apparu comme un interlocuteur sérieux, fiable, qui avait toute la confiance du prince."
Relations publiques
Ceux qui ont approché les deux Saoudiens gardent en mémoire les signes de cette proximité. En 2005, pour panser les relations saoudo-américaines, Turki Al-Fayçal est nommé ambassadeur d'Arabie saoudite à Washington. La réalisatrice de documentaires Vanina Kanban le rencontre dans la capitale fédérale pour un entretien télévisé, "arrangé par Jamal Khashoggi", assure-t‑elle. Et de préciser : "Jamal était un homme sympathique, mais je l'ai vite perçu comme un proche, un conseiller en communication de prince Turki." En l'espace de quinze ans, il aura ainsi coordonné les relations publiques de deux des personnages les plus importants pour comprendre le développement du djihadisme à l'échelle mondiale. Le chef d'Al-Qaida et l'ancien dirigeant des services secrets saoudiens.
À Paris cette semaine, à proximité de l'École normale supérieure, rue d'Ulm, nous retrouvons Gilles Kepel à la sortie de son séminaire consacré au monde islamique. Dans un restaurant turc voisin, il y a des amis, des universitaires, des magistrats, venus saluer son dernier livre, Sortir du chaos (Gallimard), encyclopédie brillante des bouleversements en cours. Des blagues d'orientalistes s'échangent, on trinque comme en Ouzbékistan – où est mécréant quiconque ne vide pas d'un trait son verre d'alcool.
Et, naturellement, on parle de la disparition de Jamal Khashoggi. "Il partageait en grande partie les idées réformatrices de Mohammed Ben Salman, le prince héritier, l'homme de la nouvelle génération qui a mis fin à un système gérontocratique, rappelle Gilles Kepel. Mais Jamal Khashoggi l'accusait aussi de tout gâcher par un autoritarisme fantasque. Ces deux hommes représentent la complexité de la vie politique saoudienne. Le clan des réformateurs est marqué par des oppositions. Il existe un consensus sur les idées et les changements à promouvoir, mais de fortes divergences sur les hommes qui les porteront et sur les branches de la famille qui en bénéficieront."
Flatter les Occidentaux
Un arabisant accompli, chargé à l'Élysée de suivre le dossier, partage cette lecture du dossier – à condition que son nom ne soit pas cité. Il voit en Jamal Khashoggi "un intellectuel de haut niveau, avec un passé fort". "Ses réflexions sur la nature du wahhabisme et ses efforts pour transformer la citoyenneté saoudienne soulevaient les bonnes questions", estime-t‑il. À partir de 2007, vivant à nouveau entre Djedda et Riyad, avec cette fois le titre de directeur de la rédaction d'El Watan, le grand journal de la famille Fayçal, Khashoggi s'efforce de promouvoir avec plus d'ardeur les idées nouvelles qui, selon lui, s'imposent. Des articles remettent en question des règles de l'orthodoxie religieuse. Un poète publie un texte critique à l'égard du dogme salafiste, provoquant une vive émotion dans le royaume. Mais Khashoggi reste un intellectuel flibustier du clan Fayçal.
Qu'importe s'il analyse avec justesse la société saoudienne. La branche du roi Salman n'en veut pas. Son fils Mohammed Ben Salman, qui reçoit les clés du pouvoir en juin 2017, mènera le changement à sa manière, avec force cabinets de lobbying pour flatter les Occidentaux et attirer les investisseurs, mais en ménageant certains équilibres internes. "Le divorce a été consommé lorsque la famille royale n'a pas fait appel aux services de Jamal Khashoggi pour le vaste plan de réforme Vision 2030, juge-t‑on dans l'entourage de la cellule diplomatique de l'Élysée. Il savait qu'il n'était plus en cour, et il doutait de la sincérité des transformations promises par Mohammed Ben Salman."
En témoignent, au mois de mai dernier, les vagues d'arrestations contre des militants des droits de l'homme saoudiens, fort peu critiquées celles-là par les réseaux diplomatiques français et américains. "Les éditoriaux de Khashoggi dans le Washington Post soulignaient ces contradictions avec une belle régularité, à la barbe du nouvel ambassadeur d'Arabie saoudite aux États-Unis, Khalid Ben Salman, le plus proche des frères de Mohammed. Ce dernier en était irrité. Il ne fait pas partie des gens qui acceptent les avis contraires." Au point de faire taire, dans les sous-sols d'un consulat, un gardien des secrets converti aux vertus de la transparence.
Cet article, initialement publié dans le Journal du Dimanche, peut également être lu ici.