Quartier de Laeken au nord de Bruxelles. La place Joseph Benoit Willems forme un coquet rectangle. Entre les pavés ont été plantés des arbres, des lampadaires, des jeux pour enfants. Au numéro 13, enserrée entre des immeubles plus hauts, se faufile une maison de deux étages. Ils ont longtemps vécu là, Malika et Ahmed Atar, originaires du village de Talambot au Maroc, après leur installation en Belgique, il y a plusieurs décennies. C’est ici aussi qu’a séjourné en 2012 l’un de leurs enfants, Oussama, 34 ans, après son retour de sept années d’incarcération en Irak. Il y a revu des cousins, sa grande sœur Nawal, infirmière de profession. Mais aussi son frère Yassine, de deux ans son cadet.
Ces deux-là, Yassine et Oussama, deux hémisphères d’un même cerveau, comme en anatomie, animés des mêmes desseins selon les enquêteurs des services antiterroristes. Un mandat d’arrêt a été émis contre Oussama, le 28 décembre 2016. Et Yassine a été mis en examen le 4 juin 2018, par le juge Christophe Teissier, l’un des magistrats parisiens en charge des attentats contre le Bataclan et le stade de France. Leurs parents, avec lesquels j'ai discuté, se disent bouleversés, restent sans voix.
Dans le plus vaste dossier antiterroriste actuellement ouvert en Europe, les soupçons se portent désormais sur leurs deux fils. Oussama et Yassine Atar, le concepteur et son adjoint présumés, à l'origine des attentats du 13 novembre 2015 à Paris. Et de ceux du 22 mars 2016 dans la capitale belge. Deux massacres planifiés ; 130 morts, 413 blessés pour le premier, 32 morts, 340 blessés pour le second. Leurs deux cousins germains, Ibrahim et Khalid El Bakraoui, figurent, eux, au nombre des kamikazes des attaques perpétrés dans le métro et à l’aéroport de Bruxelles.
Une affaire de famille donc. Où les désillusions de l'autre, du même sang, ses ambitions abandonnées, ses petites misères et ses errements, loin de provoquer des envies d'éloignement, de séparation, ici au contraire rapprochent, consolident les liens, au point de s'épanouir au contact du projet totalitaire de Daesh. Deux enfermements qui se renforcent l'un l'autre, comme dans tant d'autres fratries séduites par le monde jihadiste.
Ce sont les leçons – provisoires – tirées de la lecture des quelque trois cents tomes de procédure judiciaire de ce dossier. Puzzle de dizaines de milliers de pages, d’expertises, d’interrogatoires et d’auditions, menés en France, en Belgique en Autriche ou en Hongrie. Et qui dépeint une machination hors normes, en comparaison des autres crimes imputés à Daesh.
Au commencement, du principal architecte de ce complot, on n'a connu que le pseudonyme, Abou Ahmed. Nom de guerre banal, adopté par des dizaines de membres de l'organisation terroriste. Quelques semaines après les attentats sanguinaires, deux suspects évoquent ce surnom au détour de leurs interrogatoires, deux hommes arrêtés par hasard, Muhammad Usman, un Pakistanais, et Adel Haddadi, un Algérien. Des miliciens de Daesh ayant échoué à rejoindre le commando suicide infiltré en France et en Belgique. Ils circulaient parmi les réfugiés arrivant aux portes de l’Europe peu avant ce mois de novembre 2015. Par deux fois, des douaniers ont démasqué leurs faux passeports et les ont interpellés, en Grèce et en Autriche.
La coopération judiciaire mise en branle à l’échelle européenne après les attaques de Paris établit un lien entre ces deux hommes et les deux kamikazes d’origine afghane du stade de France, passés par les mêmes voies d'accès en Grèce. Leurs papiers falsifiés proviennent de stocks dérobés dans les bureaux de l’administration de la ville de Raqqa en Syrie. La même imprimante a gravé les identités de circonstances. Les Services de l’identité judiciaire, basés à Ecully dans le Rhône, n'en démordent pas. C’est une Canon, dont ils ont précisé le numéro de série du moteur, après des mois d’examens et à partir des seuls fragments à leur disposition. Avec Muhammad Usman et Adel Haddadi, la justice détient deux suspects en provenance des bastions de Daesh où les carnages de Paris ont été ordonnés.
Adel Haddadi, 31 ans, vient d’une ville moyenne de Kabylie, Bourouba, où il a grandi dans une famille de huit enfants. Dans un immeuble social du quartier des Eucalyptus. Chez lui on parlait le berbère. En février 2015, il a acheté un billet d’avion pour la Turquie, a traversé la frontière et a rejoint les territoires de l’État islamique en Syrie et en Irak. Sur place, un responsable l'a sélectionné et l'a préparé à une opération d’envergure à mener en Europe. Il s’appelait "Abou Ahmed" mentionne-t-il sur procès-verbal, mais jure qu’il ignore son véritable nom. Le pedigree de son compagnon de route en Grèce et en Autriche raconte, lui, une autre trajectoire.
Muhammad Usman, reconnaissable à une marque foncée au milieu du front, parle l’ourdou et arrive des environs d’un petit village du Pakistan, Chak Loharan, dans la province du Penjab. Des informations transmises à la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), à Levallois, dressent le portrait d'un spécialiste des explosifs, membre du Lashkar-e-Jhangvi, une guérilla islamiste d’inspiration wahhabite, fondée au mitan des années quatre-vingt grâce à des mécènes saoudiens. En Inde, la justice a poursuivi les responsables de ce groupe pour les attentats sanglants de Bombay en novembre 2008 – tragédie dont le scénario présente des similitudes avec les attaques de Paris. Un passeur lui a permis de gagner les terres de Daesh au mois d’août 2015. Lui aussi admet avoir été choisi par le même Abou Ahmed, d'ailleurs c’est ce chef qui, après leur première arrestation en Grèce, a sollicité des soutiens pour les diriger vers la France en passant par l’Autriche. Avec quelle intention ? Muhammad Usman confirme ; son ordre de mission le destinait bien à une opération suicide.
Les profils des deux hommes se révèlent prometteurs. Le 29 juillet 2016 au petit matin, sous escorte du GIGN un appareil spécial les transporte de l’aéroport de Salzbourg à celui de Villacoublay en région parisienne. Mis en examen à son arrivée sur le sol français, tout comme son complice, Muhammad Usman bénéficie d’une attention particulière. Une autre unité d'élite l’héliporte jusqu’à la prison de Lyon Corbas, où, à la demande du juge Christophe Teissier, on l’inscrit sur le répertoire national des DPS – les Détenus particulièrement signalés. Quelques mois plus tard, l’ambassade du Pakistan à Paris s’intéresse aussi à ce terroriste présumé et sollicite une visite en prison, ainsi que le prévoient les usages, au titre de la protection consulaire. Le 21 avril 2017, un diplomate pakistanais se déplace à la maison d’arrêt, mais accompagné de son collègue de l’ambassade en charge des questions militaires, le général Hatmi. Peut-être en quête de renseignements à propos des liens entre le Lashkar-e-Jhangvi et l’État islamique - les deux organisations partagent la même idéologie d’inspiration salafiste et s'entraident.
Au même moment, entre Paris et Bruxelles, l’enquête des juges progresse. Grâce à une simple poubelle municipale de la capitale belge, à proximité du 4 rue Max Roos, l’une des planques des terroristes. Quelques heures avant de frapper la Belgique le 22 mars 2016 au matin, ils y ont jeté un ordinateur, un portable de marque HP. Se sentant traqués, ils ont effacé des données numériques, sans toutefois les détruire méthodiquement. Certes, l’arborescence des applications utilisées indique le recours à TrueCrypt, un outil de chiffrement largement répandu, et une utilisation de Tor pour surfer plus discrètement sur Internet. Des spécialistes en criminalité informatique parviennent cependant à reconstituer une partie des opérations effectuées sur cette machine. Première surprise… ils extraient du disque dur des photos d’identité de Muhammad Usman et d’Adel Haddadi, identiques à celles apposées sur leurs faux passeports, édités à Raqqa et saisis en Grèce. Mais aussi un brouillon de revendication des attaques contre le stade de France et le Bataclan, rédigé peu après celles-ci, et les restes d’un fichier présentant l’organigramme d’ensemble de ces attentats.
Surtout, les enquêteurs découvrent des fichiers audio, des testaments vocaux et d’ultimes communications adressées à leur émir basé en Syrie. On entend les terroristes parler. Là encore, le même homme est cité, Abou Ahmed. Ils se confient à lui, rendent des comptes. Selon les traces relevées dans le journal de bord de l’appareil, ces enregistrements auraient été transférés via des sites de partage. L’analyse de la police scientifique permet d’identifier les interlocuteurs qui s’expriment. D’abord Najim Laachraoui, l’artificier responsable de la confection de TATP pour les commandos de Paris et Bruxelles, mais aussi les frères Ibrahim et Khalid El Bakraoui.
Les experts, dans leur compte rendu, insistent sur le destinataire des messages. "Décrit comme étant un émir (…) c’est à lui que s’adressent les différents protagonistes (…) Au vu des conversations relevées, il semblerait qu’Abou Ahmed chapeaute les opérations des différents protagonistes depuis la Syrie et soit le décideur du groupe", écrivent-ils. Najim Laachraoui, que les agents de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) ont naguère pisté en Syrie, ponctue d’ailleurs l’un de ses topos à Abou Ahmed par ces quelques mots "Ça reste toi l’émir, tu vois. C’est toi qui décides".
Reste à confondre Abou Ahmed, à définir son état civil. Au fil des mois et des arrestations des complices, les hypothèses s'affinent. Une brève liste de candidats est établie, après sélection des terroristes d’origine européenne ayant acquis une réelle autorité au sein de Daesh, et susceptibles d'avoir fréquenté certains des auteurs du 13 novembre. La DGSI en France et ses homologues de la police belge éditent une planche photographique d'une dizaine de portraits, pour mettre un visage derrière le pseudonyme.
Face à ces clichés, Adel Haddadi distingue immédiatement les traits du chef vu à Raqqa en Syrie. Du doigt, il pointe une vieille connaissance du quartier de Laeken, Oussama Atar. Le cerveau c’est lui. Et les frères El Bakraoui, ses cousins germains, logisticiens des attaques de Paris, et auteurs des attentats suicides de Bruxelles.
Dès le mois d’août 2016, dans une note, la Sûreté de l’État belge a émis l’hypothèse qu’Oussama Atar et Abou Ahmed soient "la même personne".
Dans ce document, le service de sécurité résume d’ailleurs l’improbable trajectoire de cet homme. À 19 ans en 2003, il a quitté ces ruelles de Laeken pour apprendre l’arabe en Syrie – un pays alors en paix. Avant de franchir la frontière irakienne en 2004, pour épouser la cause des insurgés en lutte contre l’armée américaine. Les réseaux d’Al Qaîda se développaient en Irak, recrutaient des volontaires. Interpellé et plusieurs fois condamné, Oussama Atar a croupi les années suivantes dans des geôles d’Irak, notamment à camp Bucca, ainsi que le précise un câble du département d’État américain, accessible dans la masse des documents diplomatiques mis en ligne par Wikileaks. Jusqu’en 2009, l’armée américaine a géré ce centre de détention, à l’extrême sud du pays, près des eaux du Golfe Persique. Les personnalités salafistes les plus radicales et les petites mains d’Al Qaîda arrêtées çà et là y ont été confinées pendant des années. Rétrospectivement, les responsables sécuritaires de la région parlent de camp Bucca comme d'un levain originel, grâce auquel Daesh a gonflé et s’est étendu sur la région.
À l’époque, à Laeken place Joseph Benoit Willems, les scandales touchant les prisons en Irak, comme celle d’Abou Graith, encourage la famille d’Oussama Atar à lancer une campagne pour obtenir sa libération. Avec succès. "Amnesty International et plusieurs députés ont soutenu leur cause", se souvient Vincent Lurquin, l’avocat de la famille - une version que ne partage pas l'ONG. Après sept ans de prison en Irak, il revient à Bruxelles en septembre 2012. Me Luquin revoit un "garçon amaigri, en mauvaise santé" qui a rapidement cessé de donner des nouvelles. Ni la justice ni les services de sécurité ne s’intéressent à lui.
Tout se met en place à cette période. Pour se reposer et se soigner, il prend un appartement dans un quartier ordinaire d’Anderlecht, dans un immeuble de briques, au 64 rue Busselenberg. Il mène une vie sans histoire, se fait oublier. Et renoue des liens. Les investigations montrent qu’il fréquente alors ses cousins Khalid et Ibrahim El Bakraoui, condamnés dans des affaires de gangstérisme.
Un an après son retour, en 2013, de nouvelles convulsions secouent le Moyen-Orient. Le 9 avril, un certain Abou Bakr al-Bagdadi annonce la création de l’État islamique en Irak et au Levant, et entreprend de fédérer, au besoin par la force, la résistance islamiste au dictateur syrien.
Un jour de décembre 2013, Oussama Atar disparaît, entre en clandestinité. Il retrouve des compagnons de cellule de camp Bucca qui préparent l’avènement de Daesh. À la faveur d’un aller sans retour vers la Turquie, et d’une voiture qui le transporte côté syrien, il devient, pour toujours, Abou Ahmed. Des messages, contenus dans l’ordinateur abandonné dans une poubelle, montrent qu’une partie de son entourage de Bruxelles maintient de discrets contacts. Dans le courant de l’année 2014, les frères El Bakraoui rallient ainsi leur cousin et émir en Syrie, et prêtent allégeance à l’organisation État islamique.
Les policiers français et belges pensent que ces fidélités se sont étendues à d’autres personnalités du cercle familial. Et d’abord à son frère cadet, Yassine Atar. Avec son épouse Nouzah, celui-ci a élu domicile dans l’appartement d’Anderlecht, rue Bussenleberg, pour y élever leur jeune fils, de trois ans, initialement prénommé Oussama, puis rebaptisé après les évènements de 2015. Les policiers ont découvert, lors d’une perquisition dans le logement, une clé permettant d’accéder à l’une des planques utilisées par les terroristes. Et de multiples téléphones et cartes SIM. Dans le répertoire de l’un d’eux, nous avons constaté la présence d’un numéro turc qui a pu être utilisé par son frère Oussama.
Même si Yassine Atar clame son innocence, le juge Teissier a délivré un mandat d’arrêt contre lui le 8 août 2017, avant de le faire incarcérer en France et de le mettre en examen pour les attentats du Bataclan et du stade de France. Car de curieuses concomitances ont été enregistrées par les antennes relais bruxelloises au moment de la tragédie. Entre le 11 et le 15 novembre 2015, les connexions des cartes SIM de Yassine Atar le situent souvent à proximité des logisticiens des terroristes de Paris. Deux jours après les tueries, le 15 novembre, aux environs de 21h35, il stationne même dans le quartier de la porte de Hal. À cet endroit précis, un téléphone anonyme a alors reçu un coup de fil d’Abdel Hamid Abaaoud, sanguinaire responsable des commandos parisiens. Ce dernier réclamait une cache pour préparer la suite de ses crimes, dans le quartier de la Défense. Son mystérieux correspondant bruxellois l’a aidé à distance, l'a conseillé – Abaaoud sera finalement retrouvé et abattu par les policiers du Raid dans un immeuble de Saint Denis.
Au parquet de Paris, évidemment, les magistrats ont suivi les annonces du décès supposé d’Oussama Atar, à la suite d’une frappe aérienne durant l’été 2017 en Syrie. Jamais confirmé depuis. Pas de quoi modifier l'agenda de leur procédure contre des personnages bien vivants, dont les trajectoires, un jour, minutieusement détaillées en cour d'assises, livreront leurs lots d'enseignement.
Des filles et des garçons suffisamment fanatisés et rusés pour échafauder sans se faire prendre des mécaniques mortifères avec le concours d'une partie de leur famille, bien que celle-ci soit connue des services de renseignement intérieur. Comme si, dans l'intimité des relations tissées depuis l'enfance, des secrets et des béances fournissaient les meilleures conditions pour préparer des horreurs, et échapper à des administrations adeptes de la surveillance de masse.
Une partie de ce reportage a été initialement publié dans le Journal du dimanche, ici, au mois de juin 2018.