Le groupe cimentier Lafarge, fleuron du CAC 40, a délibérément coopéré en Syrie avec l’organisation État islamique (EI) pour préserver ses activités industrielles dans le pays. La société a été mise en examen au mois de juin 2018 pour "financement d’une entreprise terroriste". Ses dirigeants sont soupçonnés d'avoir d'une part autorisé le versement de bakchichs à des membres de l'EI, pour garantir la sécurité des salariés et le transport des marchandises ; et d'avoir d'autre part autorisé des ventes de ciment aux groupuscules terroristes au moment où son site de production allait tomber entre leurs mains. Des opérations litigieuses enregistrées pour l'essentiel entre 2013 et 2014, en pleine guerre civile syrienne, au plus fort des conquêtes de l'EI. Une gestion qu'a publiquement déplorée le nouveau groupe franco-suisse, LafargeHolcim, créé entre-temps.
Mais les pièces du dossier, les témoignages des rares initiés et les documents auxquels le Journal du Dimanche a eu accès reconstituent une autre histoire, plus incertaine. Plus grise. Celle-ci implique directement l'administration en charge du contre-terrorisme, la DGSI, le Quai d'Orsay, et les services de renseignement extérieurs de la DGSE. Elle raconte une improbable partie d'échecs en zone de guerre, entre industriels, espions et diplomates, où chacun profite de la présence de l'autre pour pousser ses pions, à une période où l'EI n'a pas encore commis d'attentat sur le sol français.
Devant les enquêteurs, le directeur de la sûreté de Lafarge, Jean-Claude Veillard, a assuré que la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) n'ignorait rien des arrangements conclus sur place pour maintenir l'activité de l'usine française. L'homme a servi trente-neuf ans dans l'armée, dont sept au commandement des opérations spéciales, avant de rejoindre le secteur privé. Ces gens-là ont le verbe rare. Question de culture. Jean-Claude Veillard n'a donc pas restitué aux juges le contenu de ses échanges avec la DGSI. Dommage. Car ils éclairent avantageusement les coulisses de cet étrange drame.
L'histoire débute dans les confins de la Syrie, près de la bourgade de Jalbiyeh. Depuis 2007, là est implanté le site de Lafarge, 160 kilomètres au nord-est d'Alep. À une quarantaine de kilomètres de Manbij, ville syrienne carrefour où ont notamment sévi les sinistres frères Clain, ayant revendiqué au nom de l'EI les attentats du 13 novembre 2015 à Paris. Si la DGSI traque en priorité les djihadistes basés en France, elle ne s'interdit pas de les épier lorsqu'ils partent pour la Syrie, empruntant au passage ce corridor frontalier situé à quelques nuages de poussière de l'usine Lafarge.
Chargée en outre de la protection des intérêts économiques nationaux, l'agence de renseignement entretient des relations étroites avec les industriels, tel Lafarge – l'avocat de l'entreprise, Christophe Ingrain, s'est d'ailleurs ému de cet empilement d'attributions, dans une lettre adressée en octobre aux magistrats. Car comme l'affaire porte sur le financement du terrorisme, des fonctionnaires de cette même DGSI participent aussi à l'enquête. Problème : longtemps, ils ont privé le dossier judiciaire d'une vingtaine d'échanges électroniques au contenu pourtant édifiant, entre leurs voisins de cantine et Jean-Claude Veillard. Dans ces courriels, on lit la prose de deux agents (appelons-les AB et TH) issus d'un bureau dénommé "groupe éco", qui demande à Jean-Claude Veillard des missions de renseignement en Syrie, par exemple dans des quartiers d'Alep, sur des planques et des bureaux, par où ont transité des djihadistes français. "Je ne vous fais pas l'affront de vous expliquer, écrit AB. Ça marche comme le renseignement militaire."
Grâce aux chauffeurs, employés, anciens policiers syriens et autres locaux ruinés par la guerre, la direction de la sûreté de l'entreprise pilote un entrelacs relationnel bien informé. À Paris, la DGSI l'oriente, évoque des réunions avec ses équipes en charge de l'antiterrorisme.
En janvier 2013, les "agents" de Lafarge approchent ainsi l'un des djihadistes français les plus recherchés du moment, Kevin Guiavarch. Dans un courriel daté du 25 janvier 2013 à 10h15, la DGSI transmet à Veillard un message relatif à cet homme, dans l'espoir, semble-t-il, d’établir -ou rétablir- un contact : "Voici les photos de mes deux amis, ça fait longtemps que je ne les ai pas vus. Je suis content que vous m'ayez donné des nouvelles. S'ils peuvent m'appeler, ça me ferait plaisir. Ils peuvent me communiquer leurs numéros, même celui d'un taxiphone, ils me bipent et je les rappellerai. À tout le moins, une adresse mail ferait l'affaire." Un cliché du djihadiste lui-même accompagne l'e-mail, ainsi qu'un autre de Salma Oueslati, une islamiste niçoise. Guiavarch sera arrêté plus tard, lors d'un passage en Turquie en 2016.
D'autres conversations écrites trahissent une relation autorisée, validée. Comme le 15 mai 2013, lorsque l'homme de Lafarge transmet un tableur Excel énumérant une dizaine de brigades actives dans la région de l'usine, avec les noms des chefs, leurs numéros de portables syriens et turcs, leurs adresses électroniques, parfois leurs liens familiaux. La plupart d'entre eux contrôlent des check-points aux alentours, où les chauffeurs de Lafarge remettent souvent des bakchichs. Commentaire de AB : "Je suis estomaqué, comment avez-vous fait pour obtenir ce genre d'infos ? Je pense que c'est exploitable." Les agents de la DGSI réfléchissent à la manière de présenter un tel butin à leur hiérarchie, ainsi dans la confidence. "Puis-je mettre que cette liste est établie dans l'objectif de sécuriser vos transactions et votre site ?", questionne l'officier de renseignement – le mot "transaction" laisse peu de place au doute. Réponse de Lafarge : "Oui, nous nous appuyons sur ce réseau pour continuer à opérer et à gérer les différents incidents […]. Pas de soucis vis-à-vis de la hiérarchie."
Au fil des mois, ces courriels décrivent une relation assumée. L'un des fonctionnaires de la DGSI au contact de Lafarge a dû s'en expliquer, le 18 novembre 2018. À la lecture de son procès-verbal, les suspicions du magistrat s'opposent à l'embarras de l'agent. "Je ne suis qu'un pignon de l'engrenage, s'excuse ce dernier. Les djihadistes sur zone nous intéressaient car nous étions tous soucieux de les identifier. Entre 2012 et 2014 ils n'étaient pas tous recensés." La juge Charlotte Bilger s'interroge : si les attentats de 2015 en France, perpétrés par l'EI, avaient été antérieurs, la mission en aurait-elle été modifiée ? Réponse sans ambiguïté : "Oui complètement, ça n'aurait pas été du tout la même chose. Ils étaient meurtriers sur place, mais pas chez nous." Dans ce contexte, le service antiterroriste omet de dénoncer les arrangements de Lafarge en Syrie, et la violation de la législation sur le financement du terrorisme que ceux-ci induisent.
Dans l'un des courriels échangés avec la DGSI, on découvre d'ailleurs qu'un homme centralise pour Lafarge la coordination de ces remises d'enveloppes dans le chaos syrien : "Un agrément a été signé entre les belligérants et l'usine par l'intermédiaire du bureau de Firas Tlass à Manbij."
Les fameux bakchichs pour acheter la sécurité des salariés et organiser les transactions de ciment, c'est lui. Firas Tlass. Actionnaire minoritaire de l'usine mais homme d'affaires influent, membre de l'opposition à Bachar el-Assad et fils de Moustapha Tlass, autrefois ministre de la Défense syrien. Dans le dossier d'instruction que nous avons consulté, son nom est invoqué sans cesse, comme une clé qu'on a perdue, homme invisible incontournable. Un mandat d'arrêt a été délivré à son encontre le 22 décembre 2017, mais Firas Tlass vit aux Emirats arabes unis, l'un des principaux partenaires de la France dans le Golfe. Et un cabinet d'avocat parisien le représente, dont l'un des membres, selon nos informations, discute régulièrement avec les magistrats.
Nous l'avons rencontré à Dubai, dans l'un de ces restaurants syriens que la guerre a transportés dans des contrées moins tourmentées. Dans la salle, des familles bourgeoises de Damas ou d'Alep se saluent. Affable, Firas Tlass se souvient d'un dîner avec Jacques Chirac dans l'hôtel particulier de sa sœur, Nahed Ojjeh, figure des réseaux politiques, culturels et d'affaires. Il veut bien parler du dossier Lafarge, mais hésite à propos de son rôle dans la traque des djihadistes. Sur son smartphone, il balaie un trombinoscope de combattants, quelques visages européens défilent. "J'en sais beaucoup, lâche-t-il. Les services français ont fait ce qu'il fallait." Sur ce point, il ne s'étendra pas davantage.
Pour lui, l'histoire a commencé il y a douze ans. "C'est moi qui ai créé l'usine en 2007 avec ma société MAS Group, se souvient-il. J'ai choisi ce terrain à Jalbiyeh, près d'un cours d'eau, c'est mieux pour une cimenterie." Il a fui la Syrie le 9 mars 2012 pour s'installer ici, d'où il anime une partie de l'opposition en exil, celle des milieux d'affaires. Et a géré à distance l'usine Lafarge, en vertu d'un accord négocié à Paris en septembre 2012.
Au pays, à mesure que les infrastructures tombent en ruine, quelque 2.200 bandes armées se partagent le territoire. Formées selon le puzzle des quartiers, des confessions et des familles, elles multiplient alliances officielles, trahisons et allégeances secrètes. Au gré des intérêts, ces groupes peuvent parlementer tour à tour avec les chefs d'Al Qaida en Syrie, futur Front Al-Nosra (disposant de solides relais en Arabie saoudite et aux Émirats), avec ceux des Frères musulmans (appuyés par le Qatar et la Turquie) et bien sûr avec les émirs de Daech. Sur une liste qu'il exhibe devant nous, Firas Tlass énumère vingt-trois de ces brigades pour la seule région de Manbij, illustration selon lui de l'éclatement des pouvoirs en une myriade de seigneurs et de chefaillons régnant sur un village, une route, un complexe sportif à l'abandon.
Quant aux bakchichs et aux livraisons de sacs de ciment controversés intéressant la justice, naguère, selon lui, ces opérations ne choquaient pas espions et diplomates. Au-delà, il déplore que l'enquête parisienne se fonde en partie sur le rapport d'audit d'un cabinet de conseil américain mandaté en 2016 par la nouvelle direction du groupe LafargeHolcim.
À l'entendre, certains interpréteraient a posteriori la comptabilité en liquide entourant l'activité de l'usine syrienne. Aucun de ses hommes demeurés sur place n'aurait jamais eu l'intention d'enrichir l'EI. Il admet cependant que ses fournisseurs n'ont pas tous eu les mêmes scrupules. "Mais parfois, en une journée, le même check-point tenu par le même groupe changeait de brassard et de drapeau, relativise-t-il. C'étaient des jeunes qui faisaient ça pour l'argent, pour survivre. À d'autres moments, quelqu'un proposait de faire passer le salaire de milicien à 250 dollars par mois au lieu de 200, et la moitié du groupe changeait de camp avant de se battre contre la première moitié!" Sa conclusion : "Pour avoir une vision claire des choses, il faut voir les détails jour après jour, qui on a financé et quand. Si un groupe rejoignait Daech, on arrêtait de le financer."
Cet examen minutieux qu'il appelle de ses vœux le place, à certains égards, sous le feu des critiques. En particulier lors des événements de l'été 2014, au moment où les djihadistes de l'EI délogent les Kurdes près de la ville de Manbij, à quelques kilomètres de l'usine. Dans des courriels, Firas Tlass et la direction de Lafarge conviennent alors d'arrangements avec les miliciens islamistes, pour semble t-il écouler les stocks, avant d'abandonner le site. À l'en croire, la France ne méconnaissait pas ces réalités.
À cette période, d'autres services secrets, ceux de la DGSE, consacrent des moyens importants à surveiller le conflit syrien, comme son directeur de l'époque, Bernard Bajolet, nous l'a confirmé. Or, une liasse de notes récemment déclassifiées présente une version des faits qui exonère, pour partie, les responsables de Lafarge et leurs partenaires sur le terrain.
Dans l'un de ces mémos, la DGSE atteste de la forte coopération que lui a fournie Lafarge en matière de renseignement "politico-sécuritaire sur la Syrie". Gratitude peu usuelle dans les affaires d'espionnage. La DGSE rejette même l'hypothèse selon laquelle l'entreprise aurait "sciemment collaboré avec l'État islamique", pointant des accusations instrumentalisées.
Les incertitudes entourant l'usage de l'usine par l'EI seront dissipées par la force, en février 2015, avec la reprise de la cimenterie par les brigades kurdes des PYD, proches des services français. En Europe, simultanément, une fusion est parachevée entre la société française et son concurrent suisse Holcim. Un an plus tard, le 25 février 2016, le site d'information syrien Zaman Al-Wasl publiera les premiers articles dénonçant d'éventuels arrangements entre l'EI et l'ancienne direction française de Lafarge.
Peu de temps après, le nouveau comité exécutif de LafargeHolcim commande un audit à des consultants de Washington. Ryan Fayhee, du cabinet Baker McKenzie, le supervise. Un amateur lui aussi des finesses propres aux affaires d'État. Pendant près de onze ans, il a exercé comme procureur en charge du contre-espionnage auprès du département américain de la Justice. Les synthèses qu'il rendra, dès juillet 2016, n'épargneront pas la branche française du groupe.
Dans des notes de la DGSI récemment déclassifiées, les agents chargés de la protection des intérêts économiques tricolores y trouvent malice et soulignent quelques partis pris de Ryan Fayhee, non sans raison. Malgré les passages noircis, on devine que les rédacteurs de la DGSI sont les mêmes que les correspondants épistolaires de Jean-Claude Veillard. Un peu tard, ils semblent redouter le coup fourré.
Pour les services secrets, le dossier Lafarge, avec le temps, évolue ainsi en un épisode de guerre économique, après avoir été ouvert au nom de la lutte contre le terrorisme. Au ministère des Affaires Étrangères en revanche, une autre analyse a longtemps prévalu. La diplomatie française, au fil des années, a surtout cru au renversement de Bachar el-Assad et à l'utilité de l'usine dans la reconstruction du pays. Un espoir la conduisant à ne pas s'émouvoir de la présence de l'industriel dans ce chaos, avec lesquels ses fonctionnaires correspondaient régulièrement.
Interrogé en qualité de témoin, le diplomate chargé de suivre le conflit syrien depuis l'ambassade d'Amman, en Jordanie voisine, et qui communiquait avec les responsables de l'entreprise, l'a confirmé sans détours. C'est l'époque où à l'Élysée – sous François Hollande – et au Quai d'Orsay, des stratèges rêvent de voir la dictature céder face à l'Armée syrienne libre et aux groupes islamistes soutenus par le Qatar, l'Arabie saoudite et les Émirats – tous alliés de la France. Paris s'affichera avec les opposants fréquentables. Et laissera ses amis du Golfe soutenir plus discrètement certains autres.
Quelques années plus tard, les promoteurs de cette vision auront laissé un sobriquet, "les naïfs du djihad", attribué par les chercheurs arabisants familiers du Moyen-Orient. Les notes du Centre d'analyse, de prévision et de stratégie (Caps) du ministère des Affaires étrangères témoignent de l'état d'esprit en vigueur au moment où Lafarge maintenait sa position en Syrie.
On peut y lire qu'en mars 2013, le désir de voir triompher l'insurrection syrienne pour contrer l'Iran prévaut sur tout le reste. Le risque, c'est d'abord "l'engagement de l'Iran et du Hezbollah au côté du régime de Damas". "Ce scénario déjà plus ou moins amorcé doit être stoppé." A contrario, on s'étonne des craintes de la Russie : "Ses dirigeants sont obsédés par la montée d'une vague islamiste sunnite [en Syrie], perçue comme une menace…" À Paris on pense différemment.
La thèse qui prédomine alors pour examiner le phénomène islamiste a un nom : "trois nuances de vert", résumée dans une note de janvier 2015. Pour ses auteurs, l'islamisme des salafistes, celui des Frères musulmans et celui des djihadistes seraient étrangers les uns aux autres. Étanches. Alors qu'en Europe, bien des dossiers le démentent, tel celui du prédicateur salafiste d'Artigat, Olivier Corel, passé à lui seul par les trois nuances de vert, formateur des frères Clain et inspirateur des réseaux terroristes toulousains.
Ajoutées aux multiples agendas des acteurs de ce dossier, ces confusions n’ont pas été sans conséquences. Elles ont rayonné, comme des ronds dans l'eau, sur la relation de l'administration française avec Lafarge en Syrie. Jusqu’à septembre 2014, lorsque la réalité, et les djihadistes de l’Etat islamique, ont fait brutalement irruption dans la cimenterie de Jalbiyeh.
Ce reportage, initialement publié le 25 janvier 2019 dans le JDD, peut également être lu ici.